M. Verduret jouissait délicieusement de la stupéfaction de Prosper. Certes, ce n’était pour lui ni un bon juge, ni un amateur distingué; peu importe, on est toujours flatté d’une admiration sincère, de quelque part qu’elle vienne.
– Soit, répondit-il, je vais vous démontrer mon système. De prodige, il n’y a pas l’ombre. Nous avons travaillé ensemble à la solution du problème, vous savez donc par quels moyens je suis arrivé à me douter que Clameran était pour quelque chose dans le crime. De ce moment, avec mes certitudes, la besogne était facile. Qu’ai-je donc fait? J’ai placé des gens à moi près des personnes que j’avais intérêt à surveiller, Joseph Dubois chez Clameran, Nina Gypsy près des dames Fauvel.
– En effet, et j’en suis encore à comprendre comment Nina a consenti à se charger de cette commission.
– Ceci, répondit M. Verduret, c’est mon secret. Je continue. Ayant de bons yeux et de fines oreilles dans la place, sûr de connaître le présent, j’ai dû m’informer du passé, et je suis parti pour Beaucaire. Le lendemain, j’étais à Clameran, et, du premier coup, je mettais la main sur le fils de Saint-Jean, l’ancien valet de chambre. C’est un brave garçon, ma foi! franc comme l’osier, simple comme la nature, et qui a tout de suite deviné que j’avais besoin d’acheter des garances…
– Des garances? interrogea Prosper dérouté.
– Certainement, cela se voyait, il faut vous dire que je n’avais pas tout à fait l’air que j’ai en ce moment. Lui, ayant des garances à vendre, ce qui se voyait aussi, nous sommes entrés en marché. Les débats ont duré toute une journée pendant laquelle nous avons bien bu une douzaine de bouteilles. Au moment du souper, Saint-Jean fils était ivre comme une bonde, et moi j’avais acheté pour neuf cents francs de garance que votre père revendra.
Si singulier était l’air de Prosper que M. Verduret éclata de rire.
– J’avais risqué neuf cents francs, poursuivit-il; mais, de fil en aiguille, j’avais appris toute l’histoire des Clameran, les amours de Gaston, sa fuite et aussi la chute du cheval de Louis. Je savais aussi que Louis était revenu il y a un an environ, qu’il avait vendu le château à un marchand de biens nommé Fougeroux, et que la femme de cet acheteur, Mihonne, avait assigné un rendez-vous à Louis. Le même soir, ayant passé le Rhône j’arrivais chez cette Mihonne. Pauvre femme! son coquin de mari l’a tant battue qu’elle n’est pas bien loin d’être idiote. Je lui ai prouvé que je venais de la part d’un Clameran quelconque, et elle s’est empressée de me conter tout ce qu’elle savait.
La simplicité de ces moyens d’investigations confondait Prosper.
– Dès lors, continuait M. Verduret, l’écheveau se débrouillait, je tenais le maître fil. Restait à savoir ce qu’était devenu Gaston. Ah! je n’ai pas eu de peine à retrouver sa trace. Lafourcade, qui est un ami de votre père, m’a appris qu’il s’était fixé à Oloron, qu’il y avait acheté une usine, et qu’il y était mort. Trente-six heures plus tard, j’étais à Oloron.
– Vous êtes donc infatigable?…
– Non, mais j’ai pour principe de battre le fer pendant qu’il est chaud. À Oloron, j’ai rencontré Manuel, venu pour y passer quelques jours en se rendant en Espagne, et, par lui, j’ai eu la biographie exacte de Gaston et les plus minutieux détails sur sa mort. Par Manuel, j’ai su la visite de Louis, et un aubergiste de la ville m’a appris le séjour à cette époque d’un jeune ouvrier en qui j’ai reconnu Raoul.
– Mais les conversations, demanda Prosper, ces conversations si précises…
– Vous croyez que je les ai prises sous mon bonnet, n’est-ce pas? Erreur. Pendant que je travaillais là-bas, mes aides, ici, ne mettaient pas leurs mains dans le même gant. Se défiant l’un de l’autre, Clameran et Raoul ont été assez ingénieux pour garder les lettres qu’ils s’écrivaient. Ces lettres, Joseph Dubois les a trouvées, il en a copié la majeure partie, il a fait photographier les plus décisives et il m’a expédié le tout. De son côté, Nina passait sa vie à écouter aux portes et m’envoyait le résumé fidèle de ce qu’elle entendait. Enfin, j’ai eu chez les Fauvel un dernier moyen d’investigation que je vous révélerai plus tard.
C’était net, précis, indiscutable.
– Je comprends, murmurait Prosper, je comprends.
– Et vous, mon jeune camarade, interrogea M. Verduret, qu’avez-vous fait?
Prosper, à cette question, se troubla et rougit. Mais il comprit que taire son imprudence serait une folie et une mauvaise action.
– Hélas! répondit-il, j’ai été fou, j’ai lu dans un journal que Clameran allait épouser Madeleine.
– Et alors? insista M. Verduret devenu inquiet.
– J’ai écrit à monsieur Fauvel une lettre anonyme où je lui donne à entendre que sa femme le trahit pour Raoul…
D’un formidable coup de poing, M. Verduret brisa la table près de laquelle il était assis.
– Malheureux!… s’écria-t-il, vous avez peut-être tout perdu!
En un clin d’œil, la physionomie du gros homme changea. Sa face joviale prit une expression menaçante.
Il s’était levé, et il arpentait rageusement la plus belle chambre de l’hôtel du Grand-Archange, sans souci des locataires de l’étage inférieur.
– Mais vous êtes donc un enfant, disait-il à Prosper consterné, un insensé, pis encore… un sot!…
– Monsieur…
– Quoi! il se trouve un brave homme qui, lorsque vous vous noyez, se jette à l’eau, et quand il est sur le point de vous sauver, vous vous accrochez à ses jambes pour l’empêcher de nager!… Que vous avais-je dit?
– De me tenir tranquille, de ne pas sortir.
– Eh bien!…
Le sentiment de ses torts rendait Prosper plus timide que le lycéen auquel son professeur demande compte de ses heures d’étude, et qui s’excuse.
– C’était le soir, monsieur, répondit-il, je souffrais, je me suis promené le long des quais, j’ai cru pouvoir entrer dans un café, on m’a donné un journal, j’ai vu l’épouvantable nouvelle…
– N’était-il pas arrêté que vous aviez confiance en moi?
– Vous étiez absent, monsieur, l’annonce de ce mariage m’a bouleversé; vous étiez loin, on peut être surpris par les événements…
– Il n’y a d’imprévu que pour les imbéciles! déclara péremptoirement M. Verduret. Écrire une lettre anonyme! Savez-vous à quoi vous m’exposez? Vous êtes cause que je manquerai peut-être à une parole sacrée donnée à une des rares personnes que j’estime ici-bas. Je passerai pour un fourbe, pour un lâche, moi qui…
Il s’interrompit comme s’il eût craint d’en trop dire, et ce n’est qu’après un certain temps que, devenu relativement calme, il reprit: