– Revenir sur ce qui est fait est idiot. Tâchons de sortir de ce mauvais pas. Où et quand avez-vous mis votre lettre à la poste?
– Hier soir, rue du Cardinal-Lemoine. Ah! elle n’était pas au fond de la boîte que j’avais déjà des regrets.
– Il eût mieux valu les avoir avant. Quelle heure était-il?
– Près de dix heures.
– C’est-à-dire que votre poulet [7] est arrivé à monsieur Fauvel ce matin avec son courrier; donc il était probablement seul dans son cabinet, quand il l’a décacheté et lu.
– Ce n’est pas probable, c’est sûr.
– Vous rappelez-vous les termes de votre lettre? Ne vous troublez pas, ce que je vous demande est important; cherchez…
– Oh! je n’ai pas besoin de chercher. J’ai les expressions présentes à la mémoire comme si je venais d’écrire.
Il disait vrai, et c’est presque textuellement qu’il récita sa lettre à M. Fauvel.
C’est avec l’attention la plus concentrée que l’écoutait M. Verduret, et les plis de son front trahissaient le travail de sa pensée.
– Voilà, murmurait-il, une rude lettre anonyme, pour qui n’en fait pas son état. Elle laisse tout entendre, sans rien préciser, elle est vague, railleuse, perfide… Répétez encore une fois.
Prosper obéit, et sa seconde version ne varia pas.
– C’est que tout y est, poursuivait le gros homme, répétant après Prosper les phrases de la lettre. Rien de plus inquiétant que cette allusion au caissier. Ce doute: «Est-ce aussi lui qui a volé les diamants de Mme Fauvel?» est tout simplement affreux. Quoi de plus irritant que cet ironique conseiclass="underline" «À votre place, je ne ferais pas d’esclandre; je surveillerais ma femme»?
Sa voix s’éteignit; c’est intérieurement qu’il poursuivait son monologue.
À la fin, il revint se planter droit, les bras croisés devant Prosper.
– L’effet de votre lettre, dit-il, a dû être terrible; passons. Il est emporté, n’est-ce pas, votre patron.
– Il est la violence même.
– Alors, le mal n’est peut-être pas irréparable.
– Quoi! vous supposez…
– Je pense que tout homme d’un naturel violent se redoute et n’obéit jamais à un premier mouvement. Là est notre chance de salut. Si, au reçu de vos obus, monsieur Fauvel n’a pas su se contenir, s’il s’est précipité dans la chambre de sa femme en criant: «Où sont vos diamants?» N, i, ni, adieu nos projets. Je connais madame Fauvel, elle confessera tout.
– Serait-ce un si grand malheur?
– Oui, mon jeune camarade, parce qu’au premier mot prononcé haut entre madame Fauvel et son mari, nos oiseaux s’envoleront.
Prosper n’avait pas prévu cette éventualité.
– Ensuite, continua M. Verduret, ce serait causer à quelqu’un une immense douleur.
– À quelqu’un que je connais?
– Oui, mon camarade, et beaucoup. Enfin, je serais désolé de voir filer ces deux gredins sans être absolument édifié à leur endroit.
– Il me semble pourtant que vous savez à quoi vous en tenir?
M. Verduret haussa les épaules.
– Vous n’avez donc pas senti, demanda-t-il, les lacunes de mon récit?
– Aucunement.
– C’est que vous n’avez pas su m’écouter. Primo, Louis de Clameran a-t-il, oui ou non, empoisonné son frère?
– Oui, d’après ce que vous avez dit, j’en suis sûr.
– Oh!… vous êtes plus affirmatif, jeune homme, que je n’ose l’être. Votre opinion est la mienne; mais quelle preuve décisive avons-nous? Aucune. J’ai, avec une certaine adresse, j’ose le croire, interrogé le docteur C… Il n’a pas eu l’ombre d’un soupçon. Et le docteur C… n’est pas un médicastre, c’est un savant homme, un praticien, un observateur. Quels poisons produisent les effets décrits? Je n’en connais pas. Et j’ai pourtant étudié bien des poisons, depuis la digitale de La Pommeraye jusqu’à l’aconitine de la Sauvresy.
– Cette mort est arrivée si à propos…
– Qu’on ne peut s’empêcher de croire à un crime? c’est vrai, mais le hasard est parfois un merveilleux complice. Voilà le premier point. Secundo, j’ignore les antécédents de Raoul.
– Est-il donc nécessaire de les connaître?
– Indispensable, mon camarade. Mais nous les connaîtrons avant peu. J’ai expédié à Londres un de mes hommes… pardon, un de mes amis qui est très adroit, monsieur Pâlot, et il m’a écrit qu’il tient la piste. Vrai, je ne serai pas fâché de connaître l’épopée de ce jeune gredin sceptique et sentimental, qui peut-être sans Clameran serait un brave et honnête garçon…
Prosper n’écoutait plus.
L’assurance de M. Verduret lui donnait confiance; déjà, il voyait les vrais coupables sous la main de la justice et il se délectait, par avance, de ce drame de cour d’assises où éclaterait son innocence, et où il serait réhabilité avec éclat, après avoir été bruyamment déshonoré.
Bien plus, il retrouvait Madeleine, car il s’expliquait sa conduite, ses réticences chez la couturière; il comprenait qu’elle n’avait pas un instant cessé de l’aimer.
Ces certitudes de bonheur à venir devaient lui rendre et lui rendaient, en effet, son sang-froid, perdu depuis le moment où, chez son patron, il avait découvert que la caisse venait d’être volée.
Et pour la première fois, il s’étonna de la singularité de sa situation.
Les événements qui déconcertent les prévisions humaines ont ceci de remarquable qu’ils bouleversent les idées et les haussent au niveau des plus étranges situations.
Prosper, qui s’était simplement étonné de la protection de M. Verduret, de l’étendue de ses moyens d’investigation, en vint à se demander quelles raisons secrètes le faisaient agir.
En somme, quels étaient les mobiles du dévouement de cet homme, et quel prix espérait-il de ses services?
Telle fut l’intensité de l’inquiétude du caissier, que brusquement il s’écria:
– Vous n’avez plus le droit, monsieur, de vous cacher de moi! Quand on a rendu à un homme l’honneur et la vie, quand on l’a sauvé, on lui dit qui il doit remercier et bénir.
Arraché brusquement à ses méditations, le gros homme tressaillit.
– Oh!… fit-il en souriant, vous n’êtes pas tiré d’affaire encore, ni marié, n’est-ce pas? ayez donc, pour quelques jours encore, la patience et la foi…
Six heures sonnèrent.
– Bon! s’écria M. Verduret, déjà six heures, et moi qui arrivais avec l’espoir de me donner une nuit pleine. Ce n’est pas le moment de dormir.