Une fois encore, un regard foudroyant de M. Verduret l’arrêta net.
– À quel moment, demandait-il, le jeune Cavaillon a-t-il entendu donner cet ordre?
– Hier, dans l’après-midi.
– Voilà ce que je redoutais! s’écria M. Verduret, il est clair qu’à cette heure son parti est pris, et que s’il dissimule, c’est qu’il veut se venger sûrement. Arriverons-nous à temps pour contrecarrer ses projets? Est-il encore possible de nouer sur ses yeux un bandeau assez épais pour qu’il puisse croire à la fausseté de la lettre anonyme?
Il se tut. La folie – excusable, d’ailleurs – de Prosper renversait le plan si simple que tout d’abord il avait conçu, et maintenant il demandait à son esprit alerte un suprême expédient.
– Merci de vos renseignements, ma chère enfant, prononça-t-il enfin, je vais aviser, car l’inaction serait horriblement dangereuse en ce moment. Vous, rentrez bien vite. Ne vous abusez pas, monsieur Fauvel suppose que vous êtes dans le secret. Ainsi, de la prudence, au moindre fait, si insignifiant qu’il soit, un mot.
Mais Nina, ainsi congédiée, ne se retirait pas.
– Et Caldas, monsieur? demanda-t-elle bien timidement.
C’était la troisième fois, depuis quinze jours, que Prosper entendait prononcer ce nom.
La première fois, c’était dans les couloirs de la préfecture de police: un homme d’un certain âge, à figure respectable, l’avait murmuré à son oreille en lui promettant aide et protection.
Une autre fois, le juge d’instruction le lui avait jeté à la face à propos de Gypsy.
Ce nom, il l’avait cherché parmi les noms de tous les individus qu’il avait connus et oubliés, et il lui semblait qu’il devait se trouver mêlé à quelque grave aventure de sa vie; mais laquelle?…
M. Verduret, lui, l’homme impassible, avait eu à ce nom un tressaillement nerveux aussitôt réprimé.
– Je vous ai promis de vous le faire retrouver, prononça-t-il; je tiendrai ma promesse… au revoir.
Il était midi, M. Verduret s’aperçut qu’il avait faim. Il appela Mme Alexandre, et la puissante souveraine du Grand-Archange eut bientôt disposé devant la fenêtre une petite table où prirent place Prosper et son protecteur.
Mais, ni un petit déjeuner fin cuisiné avec amour, ni les huîtres d’Ostende dignes du baron Brisse [9], ni l’excellent vin pris derrière les fagots ne purent dérider M. Verduret.
Aux questions empressées et câlines de Mme Alexandre, il ne savait que répondre:
– Chut! chut! laissez-moi.
Pour la première fois depuis qu’il connaissait le gros homme, Prosper surprenait sur son visage des traces d’inquiétude et d’hésitation, et les exclamations et les lambeaux de phrases qu’il laissait échapper trahissaient des incertitudes.
L’anxiété de Prosper en redoubla au point qu’il osa questionner.
– Je vous ai mis dans un terrible embarras, monsieur? hasarda-t-il.
– Oui, répondit M. Verduret, terrible est le mot. Que faire? précipiter les événements, ou les attendre? Et je suis lié par des engagements sacrés… Allons, je ne sortirai pas de là sans le juge d’instruction; il faut aller lui demander secours… Venez avec moi.
23
Ainsi qu’il était aisé de le prévoir, ainsi que l’avait annoncé M. Verduret, l’effet de la lettre anonyme de Prosper avait été épouvantable.
C’était le matin; M. André Fauvel venait de passer dans son cabinet pour ouvrir sa correspondance quotidienne.
Il avait déjà brisé le cachet d’une douzaine d’enveloppes et parcouru autant de communications ou de propositions d’affaires, lorsque la missive fatale lui tomba sous la main.
L’écriture lui sauta aux yeux.
Évidemment elle était contrefaite, et bien qu’en sa qualité de millionnaire il fût habitué à recevoir bon nombre de demandes ou d’injures anonymes, cette particularité le frappa, et même – il serait puéril de nier les pressentiments – lui serra le cœur.
C’est d’une main tremblante, avec la certitude absolue qu’il allait apprendre un malheur, qu’il fit sauter le cachet, qu’il déplia le papier grossier du café, et qu’il lut:
Cher monsieur,
Vous avez livré à la justice votre caissier, et vous avez bien fait puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle. Mais si c’est lui qui a pris à votre caisse trois cent cinquante mille francs, est-ce lui aussi qui a volé les diamants de Mme Fauvel?
etc., etc…
Ce fut un coup de foudre pour cet homme dont la constante prospérité avait épuisé les faveurs de la destinée, et qui en cherchant bien dans tout son passé n’y eût peut-être pas trouvé une larme répandue pour un malheur réel.
Quoi! sa femme le trompait, et elle avait choisi précisément, entre tous, un homme vil à ce point qu’il s’était emparé des bijoux qu’elle possédait, et qu’il avait abusé de son ascendant pour la contraindre à devenir complice d’un vol qui perdait un innocent!…
Car c’était bien là ce que disait la dénonciation anonyme.
M. Fauvel fut d’abord terrassé, autant qu’un malheureux qui, au moment où il doit le moins s’y attendre, reçoit sur le crâne un coup de massue. Toutes ses idées bouleversées tourbillonnèrent dans le vide, au hasard, comme les feuilles d’un arbre, en automne, aux premières rafales de l’ouragan.
Il lui semblait qu’autour de lui tout n’était que ténèbres, et qu’un mortel engourdissement paralysait son intelligence.
Mais au bout de quelques minutes la raison lui revint.
– Quelle lâche infamie! s’écria-t-il, quelle honteuse abomination!…
Et froissant la lettre maudite, la roulant rageusement entre ses mains, il la jeta dans la cheminée, sans feu en ce moment, en murmurant:
– Je n’y veux plus penser. Je ne salirai pas mon imagination à ces turpitudes!…
Il disait cela; bien plus, en le disant il le pensait, et cependant il ne put prendre sur lui de continuer le dépouillement de son courrier.
C’est que le soupçon, pareil à ces vers imperceptibles qui se glissent dans les fruits mûrs, sans laisser de trace de leur entrée, et les gâtent intérieurement, le soupçon, quand il a pénétré dans un cerveau, y grandit, s’y établit et n’y laisse intacte aucune croyance.
Accoudé à son bureau, M. Fauvel réfléchissait, faisant d’inutiles efforts pour recouvrer son calme, la lucidité de son esprit.
– Si on disait vrai, cependant!