» Vers 1847, lord Murray, qui est un grand et généreux seigneur, avait un jockey nommé Spencer, qu’il affectionnait particulièrement.
» Aux courses d’Epsom, cet habile jockey tomba si malheureusement qu’il se tua.
» Voilà lord Murray au désespoir, et comme il n’avait pas d’enfants, il déclara qu’il entendait se charger de l’avenir du fils de Spencer, lequel fils avait alors quatre ans.
» Le lord tint parole. James Spencer fut élevé comme l’héritier d’un grand seigneur. C’était un enfant charmant, heureusement doué d’un extérieur séduisant, ayant une intelligence vive et nette.
» Jusqu’à seize ans, James donna à son protecteur toutes les satisfactions imaginables. Malheureusement, il fit, à cet âge, de mauvaises connaissances et ma foi! tourna mal.
» Lord Murray qui était l’indulgence même, pardonna bien des fautes, mais un beau jour, ayant découvert que son fils adoptif s’amusait à imiter sa signature sur des lettres de change, indigné, il le chassa.
» Or, il y avait quatre ans que James Spencer vivait à Londres du jeu et de diverses autres industries, lorsqu’il rencontra Clameran qui lui offrit vingt-cinq mille francs pour jouer un rôle dans une comédie de sa façon…
Raoul n’avait pas besoin d’en entendre davantage.
– Vous êtes un agent de la police de sûreté? demanda-t-il.
Le gros homme eut un bon sourire.
– En ce moment, répondit-il, je ne suis qu’un ami de Prosper. Selon que vous agirez, je serai ceci ou cela.
– Qu’exigez-vous?
– Où sont les trois cent cinquante mille francs volés?
Le jeune bandit hésita un moment.
– Ils sont ici, répondit-il enfin.
– Bien!… cette franchise vous sera comptée. En effet, les trois cent cinquante mille francs sont ici; je le savais, et je sais aussi qu’ils sont cachés dans le bas du placard que voici. Restituez-vous?…
Raoul comprit que la partie était perdue, il courut au placard et en retira plusieurs liasses de billets de banque et un énorme paquet de reconnaissances du Mont-de-Piété.
– Très bien, faisait M. Verduret en inventoriant tout ce que lui remettait Raoul, très bien, voilà qui est agir sagement.
Raoul avait bien compté sur ce moment d’attention. Doucement, en retenant sa respiration, il gagna la porte, l’ouvrit vivement et disparut, la refermant sur lui, car la clé était restée dehors.
– Il fuit!… s’écria M. Fauvel.
– Naturellement, répondit M. Verduret, sans daigner tourner la tête, je pensais bien qu’il aurait cet esprit-là.
– Cependant…
– Quoi!… voulez-vous ébruiter tout ceci? Tenez-vous à raconter devant la police correctionnelle de quelles scélératesses votre femme a été victime…
– Oh!… monsieur!…
– Laissez donc fuir ce misérable, alors. Voici les trois cent cinquante mille francs volés, le compte y est. Voici toutes les reconnaissances des objets engagés par lui. Tenons-nous pour satisfaits. Il emporte une cinquantaine de mille francs encore, tant mieux. Cette somme lui permet de passer à l’étranger, nous n’entendrons plus parler de lui…
Comme tout le monde, M. Fauvel subissait l’ascendant de M. Verduret.
Peu à peu, il était revenu au sentiment de la réalité, des perspectives inespérées s’ouvraient devant lui, il comprenait qu’on venait de lui sauver mieux que la vie.
L’expression de sa gratitude ne se fit pas attendre. Il saisit les mains de M. Verduret presque comme s’il eût voulu les porter à ses lèvres, et de la voix la plus émue, il dit:
– Comment vous prouver jamais l’étendue de ma reconnaissance, monsieur?… Comment reconnaître le service immense que vous m’avez rendu?…
M. Verduret réfléchissait.
– S’il en est ainsi, commença-t-il, j’aurais une grâce à vous demander.
– Une grâce, vous!… à moi? Parlez, monsieur, parlez! ne voyez-vous pas que ma personne aussi bien que ma fortune sont à votre disposition.
– Eh bien! donc, monsieur, je vous avouerai que je suis un ami de Prosper. Ne l’aiderez-vous pas à se réhabiliter? Vous pouvez tant pour lui, monsieur! il aime mademoiselle Madeleine…
– Madeleine sera sa femme, monsieur, interrompit M. Fauvel; je vous le jure. Oui, je le réhabiliterai, et avec tant d’éclat que nul jamais n’osera lui reprocher ma fatale erreur.
Le gros homme, tout comme s’il se fût agi d’une visite ordinaire, était allé reprendre sa canne et son chapeau déposés dans un angle.
– Vous m’excuserez de vous importuner, fit-il, mais madame Fauvel…
– André!… murmura la pauvre femme, André!…
Le banquier hésita d’abord quelques secondes, puis, prenant bravement son parti, il courut à sa femme, qu’il serra entre ses bras, en disant:
– Non, je ne serai pas assez fou pour lutter contre mon cœur! Je ne pardonne pas, Valentine, j’oublie, j’oublie tout…
M. Verduret n’avait plus rien à faire au Vésinet.
C’est pourquoi, sans prendre congé du banquier, il s’esquiva, regagna la voiture qui l’avait amené, et donna ordre au cocher de le conduire à Paris, à l’hôtel du Louvre… et bon train.
En ce moment il était dévoré d’inquiétudes. Du côté de Raoul, tout était arrangé, le jeune filou devait être loin. Mais était-il possible de soustraire Clameran au châtiment qu’il avait mérité? Non, évidemment.
Or, M. Verduret se demandait, comment livrer Clameran à la justice, sans compromettre Mme Fauvel, et il avait beau repasser son répertoire d’expédients, il n’en voyait aucun s’ajustant aux circonstances présentes.
Il n’y a, pensait-il, qu’un moyen. Il faut qu’une accusation d’empoisonnement parte d’Oloron. Je puis y aller travailler «l’opinion publique», on clabaudera [10], il y aura enquête. Oui, mais tout cela demande du temps, et Clameran est trop bien averti pour ne pas jouer de ses jambes.
Il était vraiment désolé de son impuissance, quand la voiture s’arrêta devant l’hôtel du Louvre. Il faisait presque nuit.
Sous le porche de l’hôtel et sous les arcades, une centaine de personnes au moins se pressaient, et, en dépit des «Circulez! circulez!» des sergents de ville, paraissaient s’entretenir d’un grave événement.
– Qu’arrive-t-il? demanda M. Verduret à un des badauds.
– Un fait inouï, monsieur, répondit l’autre, qui était une espèce de Prudhomme, un fait bizarre et même singulier, comme on n’en voit que dans la capitale; car je l’ai vu, parfaitement vu, tenez, c’est à la septième lucarne là-haut, qu’il a paru d’abord; il était à moitié nu! On a voulu le saisir, bast!… avec l’agilité d’un singe ou d’un somnambule, il s’est élancé sur le toit en criant à l’assassin! L’extrême imprudence de cette action me fait supposer…