Sans trop deviner le but que se proposait son patron, l’agent de la sûreté fit ce qu’il lui commandait, frottant vigoureusement sur le coffret avec le bout d’une clé.
– Diable! fit-il, après deux ou trois tentatives, elle est dure à entamer, cette peinture.
– Très dure, en effet, mon garçon, et cependant celle du coffre-fort est plus solide encore, je m’en suis assuré. Donc l’éraillure que tu as relevée n’a pu être faite par la main tremblante d’un voleur laissant glisser la clé!
– Sapristi! s’exclama Fanferlot, stupéfait, je n’aurais pas trouvé cela. C’est que c’est vrai, il faut, pour rayer le coffre, qu’on ait appuyé très fort.
– Oui, mais pourquoi? Tel que tu me vois, je me creuse la tête depuis trois jours, et c’est hier seulement que j’ai trouvé. Examinons ensemble si mes conjectures présentent assez de chances de probabilité pour devenir le point de départ de mon enquête.
M. Lecoq avait abandonné la photographie pour s’approcher de la porte qui, de son cabinet, donne dans sa chambre à coucher, et il en avait retiré la clé, qu’il gardait à la main.
– Avance ici, dit-il à Fanferlot, place-toi là, à côté de moi; très bien. Supposons que je veuille ouvrir cette porte et que tu ne le veuilles pas. Lorsque tu me vois approcher la clé de la serrure, quel est ton mouvement instinctif?
– J’appuie mes deux mains sur votre bras que je tire à moi vivement, de façon que vous ne puissiez pas introduire la clé.
– Justement. Alors, répétons ce mouvement, marche…
Fanferlot obéit, et la clé que tenait M. Lecoq, détournée de la serrure, glissa le long de la porte et y traça une éraillure parfaitement nette, de haut en bas, diagonalement, reproduction exacte de celle que figurait la photographie.
– Oh! fit sur trois tons différents l’époux de Mme Alexandre, oh! oh!
Et il restait en contemplation devant la porte.
– Commences-tu à comprendre? demanda M. Lecoq.
– Si je comprends! patron. Mais un enfant devinerait maintenant. Ah! quel homme vous êtes! Je vois la scène comme si j’y étais. Il y avait, au moment du vol, deux personnes près de la caisse: l’une voulait s’emparer des billets, l’autre ne voulait pas qu’on y touchât. C’est clair, c’est évident, c’est sûr.
Accoutumé à bien d’autres triomphes, le célèbre policier s’amusait beaucoup de la stupeur et de l’enthousiasme de l’agent.
– Voilà que tu t’emportes encore, lui dit-il doucement; tu prends pour certaine et comme prouvée une circonstance qui peut être fortuite et tout au plus probable.
– Non, patron; non! s’écria Fanferlot, un homme comme vous ne se trompe pas: le doute n’est pas possible.
– À toi, alors, de tirer les conséquences de notre découverte.
– D’abord, ceci prouve que mon flair ne m’avait pas trompé: le caissier est innocent.
– Pourquoi?
– Parce que libre d’ouvrir et de fermer la caisse quand bon lui semble, il n’aurait pas été chercher un témoin juste au moment de voler.
– Bien raisonné. Seulement, à ce compte, le banquier, lui aussi, est innocent; réfléchis un peu.
Fanferlot réfléchit et toute son animation tomba.
– C’est vrai, fit-il d’un air désespéré, c’est vrai! Que faire, après cela?
– Chercher le troisième larron, c’est-à-dire celui qui a ouvert la caisse et pris les billets, et qui dort bien tranquille pendant qu’on soupçonne les autres.
– Impossible! patron, impossible! On ne vous a donc pas dit que monsieur Fauvel et son employé avaient seuls une clé qui ne les quittait jamais?
– Pardon, la veille du vol, le banquier avait laissé sa clé dans son secrétaire.
– Eh! la clé ne suffit pas pour ouvrir, il faut encore le mot.
M. Lecoq impatienté haussa les épaules.
– Quel était le mot? demanda-t-il.
– Gypsy.
– C’est-à-dire le nom de la maîtresse du caissier. Eh bien! mon garçon, cherche. Le jour où tu auras trouvé un homme assez lié avec Prosper pour se douter de la circonstance du nom, assez familier chez monsieur Fauvel pour arriver jusqu’à la chambre à coucher, ce jour-là tu tiendras le vrai coupable; le problème sera résolu.
Égoïste comme tous les grands artistes, M. Lecoq n’a jamais fait d’élève et ne cherche pas à en faire. Il travaille seul. Il hait les collaborateurs, ne voulant partager ni les jouissances du triomphe, ni les amertumes de la défaite.
Aussi, Fanferlot, qui sait son patron sur le bout du doigt, était-il confondu de l’entendre donner des conseils, lui, qui jamais ne donne que des ordres.
Même, il était si fort intrigué, qu’en dépit des préoccupations supérieures, il ne put s’empêcher de témoigner sa surprise.
– Il faut, patron, hasarda-t-il, que vous ayez à cette affaire un rude intérêt personnel, pour l’avoir étudiée ainsi.
M. Lecoq eut un tressaillement nerveux qui échappa à son agent, puis, ses sourcils se froncèrent, et c’est d’un ton dur qu’il répondit:
– C’est ton état d’être curieux, maître l’Écureuil; cependant il ne faudrait pas l’être trop, tu m’entends?
Fanferlot chercha à s’excuser.
– Bien! bien! interrompit M. Lecoq. Si je te donne un coup de main, c’est parce que cela me convient. Il me plaît d’être la tête, pendant que tu seras le bras. Seul, avec tes idées préconçues, tu n’aurais jamais trouvé le coupable; à nous deux nous le trouverons, ou je ne suis plus monsieur Lecoq.
– Nous réussirons, puisque vous vous en mêlez.
– Oui, je m’en mêle, et depuis quatre jours j’ai appris bien des choses. Seulement, retiens bien ceci: j’ai des raisons pour ne point paraître en cette affaire. Quoi qu’il arrive, je te défends de prononcer mon nom. Si nous réussissons, il faut qu’on ne puisse attribuer le succès qu’à toi seul. Et surtout ne cherche jamais à en savoir plus long, contente-toi des explications qu’il me plaira de te donner.
Ces conditions ne semblèrent nullement fâcher l’agent de la sûreté.
– Je serai discret, patron, prononça-t-il.
– J’y compte, mon garçon. Pour commencer, tu vas prendre cette photographie du coffre-fort et te rendre près du juge d’instruction. Monsieur Patrigent, je le sais, est aussi perplexe que possible au sujet du prévenu. Tu lui expliqueras, comme venant de toi, ce que je viens de te faire voir, tu lui répéteras mes démonstrations, et ces indices, j’en suis convaincu, le détermineront à faire relâcher le caissier. Il faut que Prosper soit libre, pour que je commence mes opérations.