Libre! il pouvait marcher, respirer l’air pur, mais il allait trouver toutes les portes fermées à son approche.
L’acquittement après les débats, c’est la réhabilitation. L’arrêt de non-lieu laisse planer sur celui qui a été arrêté un éternel soupçon.
L’opinion a des rigueurs plus redoutables que les «secrets»!
En ce moment où la liberté lui était rendue, Prosper sentit si cruellement l’horreur de sa situation, qu’il ne put retenir un cri de rage et de haine.
– Mais je suis innocent! cria-t-il, je suis innocent.
À quoi bon! Deux passants qui suivaient le quai s’arrêtèrent pour le regarder; ils le prenaient pour un fou.
La Seine était là, à ses pieds; la pensée du suicide traversa son esprit.
– Non! dit-il, non! je n’ai même pas le droit de me tuer. Non, je ne veux pas mourir avant de m’être réhabilité!
Bien des fois, dans sa cellule du dépôt de la préfecture, Prosper Bertomy avait répété ce mot réhabilitation. Ayant dans le cœur cette haine froidement réfléchie, qui donne la force ou la patience de briser ou d’user tous les obstacles, il se disait: ah! que ne suis-je libre!
Il était libre, et à cette heure seulement il se rendait compte des immenses difficultés de sa tâche. Pour chaque crime il faut à la justice un criminel, il ne pouvait désormais faire éclater son innocence qu’en livrant un coupable; comment le trouver et le livrer?
Désespéré, mais non découragé, il reprit le chemin de son logis. Mille inquiétudes l’assaillaient. Que s’était-il passé depuis neuf jours qu’il était comme rayé du nombre des vivants? Nul bruit n’était venu jusqu’à lui. Le silence des secrets est aussi terrible que celui de la tombe.
Il allait lentement, le long des rues, la tête baissée, fuyant le regard des gens qu’il croisait. Il allait donc, lui si fier, faire l’apprentissage du mépris. Il allait voir, à son approche, les figures devenir glaciales, les conversations cesser. Toutes les mains se retireraient quand il tendrait la sienne.
Si encore il eût pu compter sur un ami! Mais quel ami le croirait, quand son père, ce dernier ami des crises suprêmes, avait refusé de le croire.
Au plus fort de ces tortures, les plus poignantes qu’on puisse imaginer, le nom de Nina Gypsy monta à ses lèvres.
Il ne l’avait jamais aimée, la pauvre fille; par moments il l’avait haïe, mais en ce moment son souvenir avait pour lui des douceurs infinies.
C’est qu’il se sentait aimé par elle, c’est qu’il était sûr qu’elle ne douterait pas, elle, quand il aurait parlé. C’est qu’il savait que la femme reste ferme en ses croyances, fidèle au malheur quand même, elle qui ne l’est pas toujours à la prospérité.
Arrivée rue Chaptal, devant sa maison, au moment de franchir le seuil de la porte, il hésita.
Il souffrait de cette timidité de l’honnête homme soupçonné, il eût voulu ne jamais revoir une figure connue.
Cependant, il ne pouvait rester là, sur le trottoir, il entra.
À sa vue, le concierge eut une exclamation de joie.
– Enfin! vous voici, monsieur! s’écria-t-il, je disais bien, moi, que vous sortiriez de là, blanc comme neige. Quand j’ai lu dans les journaux qu’on vous accusait d’avoir volé, j’ai dit à tous ceux qui ont voulu l’entendre: «Mon locataire du troisième, un voleur, allons donc?»
Les félicitations de cet homme, maladroites, peut-être, mais sincères, à coup sûr, impressionnèrent péniblement Prosper. Il voulut couper court à toute explication.
– Madame est sans doute partie, demanda-t-il, savez-vous où elle est allée?
– Ma foi! non, monsieur. Le jour de votre arrestation, elle a envoyé chercher un fiacre, on a chargé dessus toutes ses affaires, et depuis, ni vu, ni connu, nous n’avons plus entendu parler d’elle.
Ce fut pour le malheureux caissier un chagrin ajouté à tous ses chagrins.
– Et que sont devenus mes domestiques?
– Partis aussi, monsieur. Votre père les a payés et renvoyés.
– Alors, vous avez ma clé?
– Non monsieur. Quand votre père est sorti, ce matin à huit heures, il m’a dit qu’il laissait dans votre appartement un de ses grands amis que je devais considérer comme le maître jusqu’à votre retour. Vous le connaissez sans doute: c’est un gros, de votre taille à peu près, avec des favoris roux.
Prosper était aussi étonné que possible. Un ami de son père, chez lui, qu’est-ce que cela voulait dire? Cependant, il ne laissa rien voir de son étonnement.
– Oui, je sais, répondit-il, je sais.
Et gravissant rapidement l’escalier, il sonna chez lui.
L’ami de son père vint lui ouvrir.
Il était bien tel que le concierge le lui avait dépeint, assez gros, rouge de figure, ayant la lèvre sensuelle, l’œil d’une vivacité extraordinaire, l’air bon enfant, la tournure commune. Le caissier ne l’avait jamais vu.
– Charmé de faire votre connaissance, monsieur, dit-il.
Il était chez Prosper comme chez lui; sur la table du salon était un livre qu’il était allé prendre à la bibliothèque; encore un peu il eût fait les honneurs de l’appartement.
– Je dois vous avouer, monsieur, commença le caissier…
– Que vous êtes surpris de me trouver ici, n’est-ce pas? Je conçois cela. Votre père se proposait de me présenter à vous, mais il a été forcé de repartir ce matin pour Beaucaire. J’ajouterai qu’il est reparti convaincu, comme je le suis moi-même, que vous n’avez pas pris un sou à monsieur Fauvel.
À cette nouvelle d’un heureux augure, Prosper ne put retenir une exclamation de joie.
– D’ailleurs, continuait le gros homme, cette lettre de votre père, que je suis chargé de vous remettre, remplacera, je l’espère, une présentation.
Le caissier prit la lettre qu’on lui tendait, l’ouvrit, et, à mesure qu’il lisait, sa figure s’éclairait, le sang remontait à ses joues blêmies.
Sa lecture faite, il tendit la main au gros monsieur.
– Mon père, monsieur, fit-il, me dit que vous êtes son meilleur ami; il me recommande d’avoir en vous la confiance la plus absolue et de suivre vos conseils.
– C’est cela. Ce matin, votre brave homme de père me dit: «Verduret – c’est mon nom – Verduret, mon fils est dans le pétrin, il faut l’en sortir.» J’ai répondu «Présent», et me voilà. La glace est rompue, n’est-ce pas? Alors, arrivons à la chose. Que comptez-vous faire?
Cette question ralluma toutes les colères du caissier, ses yeux lancèrent des éclairs.
– Ce que je compte faire? répondit-il d’une voix frémissante; je veux trouver le misérable qui m’a perdu, le livrer à la justice, me venger enfin!