– Hélas! répondit la pauvre femme, ce serait là mon vœu le plus cher. Mais comment faire? Ai-je le droit de me perdre? J’ai d’autres enfants auxquels je dois compte de mon honneur.
Cette réponse parut étonner le marquis de Clameran. Quinze jours plus tôt, Mme Fauvel n’eût point parlé de ses autres fils.
– Je réfléchirai, dit Louis, peut-être à notre prochaine entrevue aurai-je l’honneur de vous soumettre une combinaison qui conciliera tout.
Les réflexions d’un homme de tant d’expérience ne pouvaient être vaines. Il paraissait fort rassuré, quand il se présenta le jeudi suivant.
– J’ai cherché, commença-t-il, et j’ai trouvé.
– Quoi?
– Le moyen de sauver Raoul.
Il s’expliqua. Mme Fauvel ne pouvant sans éveiller les soupçons de son mari voir tous les jours son fils, il fallait qu’elle le reçût chez elle.
Cette proposition seule fit horreur à une femme qui certes avait été bien imprudente, bien coupable même, mais qui était l’honneur même.
– C’est impossible! s’écria-t-elle, ce serait vil, odieux, infâme…
– Oui, répondit le marquis devenu songeur, mais ce serait le salut de l’enfant.
Mais elle sut, pour cette fois, résister. Elle résista avec une violence d’indignation, avec une énergie faites pour décourager une volonté moins ferme que celle du marquis de Clameran.
– Non! répétait-elle, non, je ne saurais consentir.
Malheureuse! sait-on, quand on quitte le droit chemin, quelles boues et quelles fondrières on affronte!
Elle avait dit «jamais» du plus profond de son âme, et à la fin de la semaine elle en était, non plus à repousser désespérément ce projet, mais à en discuter les moyens.
Voilà où l’avait conduite une marche savante. Éperdue, harcelée, elle se débattait vainement entre les insistances poliment menaçantes de Clameran et les prières et les câlineries de Raoul.
– Mais comment? disait-elle… sous quel prétexte recevoir Raoul?
– Ce serait fort simple, répondait Clameran, s’il s’agissait de l’admettre comme on admet un étranger. J’ai bien l’honneur, moi, d’être des habitués de votre salon… Pour Raoul, il faut mieux.
Ce n’est qu’après avoir longtemps torturé Mme Fauvel, après avoir brisé sa volonté, presque sa raison, par de continuelles alternatives de terreur ou d’attendrissement, qu’il révéla son projet définitif.
– Nous tenons, dit-il enfin, la solution du problème; c’est une véritable inspiration.
Elle devina bien à son accent qu’il allait découvrir le fond de sa pensée, et elle l’écouta avec cette lamentable résignation du condamné qui entend lire son arrêt.
– N’avez-vous pas, poursuivait Louis, à Saint-Rémy, une de vos parentes, très âgée, veuve, n’ayant eu que deux filles?…
– Oui, ma cousine de Lagors.
– C’est cela même. Quelle est sa situation de fortune?
– Elle est pauvre, monsieur, très pauvre.
– Précisément, et sans les secours que vous lui adressez en secret, elle serait à la charité.
Mme Fauvel n’en pouvait revenir, de voir le marquis si bien informé.
– Quoi! balbutia-t-elle, vous savez cela!
– Oui, madame, cela et bien d’autres choses encore. Je sais par exemple que votre mari ne connaît personne de votre famille, et que c’est à peine s’il se doute de l’existence de votre cousine de Lagors. Commencez-vous à comprendre mon plan?
Elle l’entrevoyait, au moins, et elle se demandait comment résister.
– Voici donc, poursuivait Louis, ce que j’ai imaginé: demain ou après-demain, vous recevrez de Saint-Rémy une lettre de votre cousine, vous annonçant qu’elle envoie son fils à Paris et vous priant de veiller sur lui. Naturellement vous montrez cette lettre à votre mari, et quelques jours plus tard, il reçoit à merveille son neveu Raoul de Lagors, un charmant garçon, riche, spirituel, aimable, qui fera tout pour lui plaire et qui lui plaira.
– Jamais! monsieur, s’écria Mme Fauvel, jamais ma cousine qui est une honnête femme ne prêtera les mains à cette comédie révoltante.
Le marquis eut un sourire plein de fatuité.
– Vous ai-je dit, demanda-t-il que je mettrais la cousine dans la confidence?
– Il le faudrait bien!
– Oh! que nenni! La lettre que vous recevrez et que vous montrerez aura été dictée par moi à la première femme venue, et mise à la poste à Saint-Rémy par une personne de confiance. Si j’ai parlé des obligations que vous a votre cousine, c’est pour vous montrer qu’en cas d’accident son intérêt nous répond d’elle. Apercevez-vous encore quelque obstacle?
Mme Fauvel s’était levée transportée d’indignation.
– Il y a ma volonté! s’écria-t-elle, que vous ne comptez pas.
– Pardon, fit le marquis avec une politesse railleuse, je suis sûr que vous vous rendrez à mes raisons.
– Mais c’est un crime, monsieur, que vous me proposez, un crime abominable!
Clameran, lui aussi, s’était levé. Toutes ses passions mauvaises mises en jeu donnaient à sa pâle figure une expression atroce.
– Je crois, reprit-il avec une violence contenue, que nous ne nous entendons pas. Avant de parler de crime, rappelez-vous le passé. Vous étiez moins timorée le jour où, jeune fille, vous avez pris un amant. Il est vrai que vous l’avez renié, cet amant, que vous avez refusé de le suivre, lorsque pour vous il venait de tuer deux hommes et de risquer l’échafaud.
» Vous n’aviez pas de ces préjugés mesquins, quand après un accouchement clandestin, à Londres, vous abandonniez votre enfant. On doit vous rendre cette justice, que cet enfant vous l’avez oublié absolument, et que, riche à millions, vous ne vous êtes pas informée s’il avait du pain.
» Où donc étaient vos scrupules au moment d’épouser monsieur Fauvel? Avez-vous dit à cet honnête homme quel front cachait votre couronne d’oranger? Voilà des crimes. Et quand, au nom de Gaston, je vous demande réparation, vous vous révoltez! Il est trop tard. Vous avez perdu le père, madame, vous sauverez le fils, ou, sur mon honneur, vous ne volerez pas plus longtemps l’estime du monde.
– J’obéirai, monsieur, murmura l’infortunée, vaincue, écrasée.
Et huit jours après, en effet, Raoul, devenu Raoul de Lagors, dînait chez le banquier, entre Mme Fauvel et Madeleine.
17
Ce n’est pas sans d’effroyables déchirements que Mme Fauvel s’était résignée à se soumettre aux volontés de l’impitoyable marquis de Clameran.