Depuis assez longtemps, on ne voyait plus guère Clameran à l’hôtel du banquier; Mme Fauvel se décida à lui écrire pour lui demander une entrevue.
Quand il apprit ce qui se passait, ce qu’il ignorait absolument, déclara-t-il, le marquis parut bien autrement inquiet, bien plus irrité surtout que Mme Fauvel.
Il y eut entre Raoul et lui une scène de la dernière violence. Mais les défiances de Mme Fauvel étaient éveillées, elle observa, et il lui sembla – était-ce possible! – que leur colère était simulée, et que, pendant qu’ils échangeaient les paroles les plus amères et même des menaces, leurs yeux riaient.
Elle n’osa rien dire, mais ce doute, pénétrant dans son esprit comme une goutte de ces poisons subtils qui désorganisent tout ce qu’ils touchent, ajouta de nouvelles douleurs à un supplice presque intolérable.
Elle se disait que, tombée à la discrétion d’un tel homme, elle devait s’attendre aux pires exigences; puis elle s’efforça en vain de pénétrer son but.
Lui-même bientôt le lui apprit.
Après s’être plaint de Raoul plus amèrement que de coutume, après avoir montré à Mme Fauvel l’abîme creusé sous ses pieds, le marquis déclara qu’il n’apercevait qu’un moyen de prévenir une catastrophe:
C’était que lui, Clameran, il épousât Madeleine.
Il y avait longtemps que Mme Fauvel était préparée à toutes les tentatives d’une cupidité dont elle s’apercevait enfin.
La déclaration inattendue de Clameran l’atteignit dans le vif de ce qu’après tant de crises elle gardait encore de sensibilité.
– Et vous avez pu croire, monsieur! s’écria-t-elle indignée, que je prêterais les mains à vos odieuses combinaisons.
D’un signe de tête, le marquis répondit:
– Oui.
– À quelle femme, donc, pensez-vous vous adresser? Ah! certes, j’ai été bien coupable autrefois; mais la punition, à la fin, passe la faute. Est-ce à vous de me faire si cruellement repentir de mon imprudence! Tant qu’il s’est agi de moi seule, vous m’avez trouvée faible, craintive, lâche; aujourd’hui vous vous adressez aux miens, je me révolte!…
– Serait-ce donc, madame, un bien grand malheur pour mademoiselle Madeleine de devenir marquise de Clameran?
– Ma nièce, monsieur, a choisi librement et de son plein gré son mari. Elle aime monsieur Prosper Bertomy.
Le marquis haussa dédaigneusement les épaules.
– Amourette de pensionnaire, dit-il; elle l’oubliera quand vous le voudrez.
– Je ne le veux pas.
– Pardon!… reprit Clameran de cette voix basse et voilée d’un homme irrité qui s’efforce de se contenir, ne perdons pas notre temps en discussions oiseuses. Toujours, jusqu’ici, vous avez commencé par protester et vous vous êtes ensuite rendue à l’excellence de mes arguments. Cette fois encore, vous me ferez la grâce de céder.
– Non, répondit fermement Mme Fauvel, non!
Il ne daigna pas relever l’interruption.
– Si je tiens essentiellement à ce mariage, poursuivit-il, c’est qu’il doit rétablir vos affaires et les nôtres, fort compromises en ce moment. L’argent dont vous disposez ne peut suffire aux prodigalités de Raoul, vous devez vous en être aperçue. Un moment viendra où vous n’aurez plus rien à lui donner et où il vous sera impossible de cacher à votre mari vos emprunts forcés à la caisse du ménage. Qu’arrivera-t-il ce jour-là?
Mme Fauvel frissonna. Le jour dont parlait le marquis, elle l’entrevoyait dans un avenir prochain. Lui, cependant, continuait:
– C’est alors que vous rendrez justice à ma prévoyante sagesse et à mes intentions. Mademoiselle Madeleine est riche, sa dot me permettra de combler le déficit et de vous sauver.
– J’aime mieux être perdue que sauvée par de tels moyens.
– Mais moi, je ne souffrirai pas que vous compromettiez notre sort à tous. Nous sommes associés pour une œuvre commune, madame, ne l’oubliez pas: l’avenir de Raoul.
Elle lui jeta, sur ces mots, un regard si perspicace que son impudence en fut troublée.
– Cessez d’insister, fit-elle en même temps, mon parti est irrévocablement pris.
– Votre parti?
– Oui. Je suis résolue à tout, à tout, entendez-moi bien, pour me soustraire à vos honteuses obsessions. Oh! quittez cet air ironique! J’irai, si vous m’y contraignez, me jeter aux pieds de monsieur Fauvel et je lui dirai tout. Il m’aime, il saura ce que j’ai souffert, il me pardonnera.
– Croyez-vous? demanda Clameran d’un air railleur.
– Que voulez-vous dire? Qu’il sera impitoyable, qu’il me chassera comme une malheureuse que je suis? Soit; je l’aurai mérité. Après les tourments affreux dont vous m’accablez, il n’en est pas dont la perspective puisse m’effrayer.
Cette résistance inconcevable dérangeait à tel point les projets du marquis que, exaspéré, il cessa de se contraindre.
Le masque de l’homme du monde tomba, le coquin apparut, révoltant de cynisme. Sa figure prit la plus menaçante expression, sa voix devint brutale.
– Ah! vraiment! reprit-il, vous êtes décidée à vous confesser à monsieur Fauvel! Fameuse idée! Il est dommage qu’elle vous vienne un peu tard. Avouant tout, le jour où je vous suis apparu, vous aviez des chances de salut: votre mari pouvait pardonner une faute lointaine rachetée par vingt années d’une conduite sans reproche. Car vous avez été fidèle épouse, madame, et bonne mère. Seulement, songez-vous à ce que dira le cher homme quand vous lui apprendrez que le prétendu neveu que vous faites asseoir à sa table, qui lui emprunte de l’argent, est le fruit de vos premières amours? Si excellent que soit le caractère de monsieur Fauvel, je doute qu’il accepte comme bonne cette plaisanterie qui annonce, ne vous y trompez pas, une perversité effrayante, une rare audace et une duplicité supérieure.
C’était vrai, ce que disait le marquis, terriblement vrai; pourtant les éclairs de ses regards ne firent pas baisser les yeux de Mme Fauvel.
– Peste! poursuivait-il, on voit qu’il vous tient furieusement au cœur, ce cher monsieur Bertomy! Entre l’honneur du nom que vous portez et les amours de ce digne caissier, vous n’hésitez pas. Eh bien! ce vous sera, je crois, une grande consolation, quand monsieur Fauvel se séparera de vous, quand Albert et Lucien se détourneront de vous, rougissant d’être vos fils, ce vous sera une grande douceur de pouvoir vous dire: le bon Prosper est heureux!
– Advienne que pourra, prononça Mme Fauvel, je ferai ce que je dois.
– Vous ferez ce que je veux! s’écria Clameran, éclatant à la fin, il ne sera pas dit qu’un accès de sensiblerie nous aura tous plongés dans le bourbier. La dot de votre nièce nous est indispensable, et, d’ailleurs, votre Madeleine… je l’aime.