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Le coup était porté, le marquis jugea qu’il serait sage d’en attendre l’effet. Grâce à son surprenant empire sur soi, il reprit son flegme habituel, et c’est avec une politesse glaciale qu’il ajouta:

– À vous maintenant, madame, de peser mes raisons. Croyez-moi, consentez à un sacrifice qui sera le dernier. Songez à l’honneur de votre maison et non aux amourettes de votre nièce. Je viendrai dans trois jours chercher une réponse.

– Vous viendrez inutilement, monsieur; dès que mon mari sera rentré, il saura tout.

Si Mme Fauvel eût eu son sang-froid, elle eût surpris sur le visage de Clameran l’expression d’une poignante inquiétude. Mais ce ne fut qu’un éclair. Il eut le geste insoucieux qui, clairement, signifie: «comme vous voudrez!» et il dit:

– Je vous crois assez raisonnable pour garder notre secret.

Il s’inclina aussitôt cérémonieusement et sortit, tirant sur lui la porte, avec une violence trahissant la contrainte qu’il s’imposait.

Clameran avait d’ailleurs raison de craindre. L’énergie de Mme Fauvel n’était pas feinte.

– Oui! s’écria-t-elle, enflammée de l’enthousiasme des grandes résolutions, oui, je vais tout dire à André.

Mais en ce moment même, et lorsqu’elle avait la certitude d’être seule, elle entendit marcher près d’elle. Brusquement, elle se retourna. Madeleine s’avançait, plus pâle et plus froide qu’une statue, les yeux pleins de larmes.

– Il faut obéir à cet homme, ma tante, murmurait-elle.

Des deux côtés du salon se trouvaient deux petites pièces, deux salles de jeu qui n’en étaient séparées que par de simples portières de tapisserie.

Madeleine, sans que sa tante s’en doutât, se trouvait dans une des petites pièces quand était arrivé le marquis de Clameran, et elle avait entendu la conversation.

– Quoi! s’écria Mme Fauvel épouvantée, tu sais…

– Tout, ma tante.

– Et tu veux que je te sacrifie?

– Je vous demande à genoux de me permettre de vous sauver.

– Mais il est impossible que tu ne haïsses pas monsieur de Clameran.

– Je le hais, ma tante, et je le méprise. Il est et sera toujours, pour moi, le dernier et le plus lâche des hommes, et, cependant, je serai sa femme.

Mme Fauvel était confondue, elle mesurait la grandeur de ce dévouement qui s’offrait à elle.

– Et Prosper, pauvre enfant, reprit-elle, Prosper que tu aimes?

Madeleine étouffa un sanglot qui montait à sa gorge, et d’une voix ferme répondit:

– Demain, j’aurai pour toujours rompu avec monsieur Bertomy.

– Non! s’écria Mme Fauvel, non, il ne sera pas dit que je t’aurai laissée, toi innocente, prendre l’accablant fardeau de mes fautes.

La noble et courageuse fille hocha tristement la tête.

– Il ne sera pas dit, reprit-elle, que j’aurai laissé le déshonneur entrer dans cette maison qui est la mienne, quand je puis m’y opposer. Ne vous dois-je donc pas plus que la vie? Que serais-je sans vous? Une pauvre ouvrière des fabriques de mon pays. Qui m’a recueillie? Toi. N’est-ce pas à mon oncle que je dois cette fortune qui tente le misérable? Abel et Lucien ne sont-ils pas mes frères? Et quand notre bonheur à tous est menacé, j’hésiterais!… Non. Je serai marquise de Clameran.

Alors, entre Mme Fauvel et sa nièce, commença une lutte de générosité d’autant plus sublime que chacune offrait sa vie à l’autre, et la donnait, non dans un moment d’entraînement, mais de son plein gré et après délibération.

Mais Madeleine devait triompher, enflammée qu’elle était de ce saint enthousiasme du sacrifice qui fait les martyrs.

– Je n’ai à répondre de moi qu’à moi-même, répétait-elle, comprenant bien que là était la place où elle devait frapper, tandis que toi, chère tante, tu dois compte de toi à ton mari et à tes enfants. Songe à la douleur de mon oncle, s’il apprenait jamais la vérité! Il en mourrait.

La généreuse jeune fille disait vrai.

Tel avait été le fatal enchaînement des circonstances, que toujours Mme Fauvel avait été arrêtée par l’apparence d’un grand devoir à remplir.

Ainsi, après avoir sacrifié son mari à sa mère, elle sacrifiait maintenant son mari et ses enfants à Raoul.

Mme Fauvel se défendait encore, mais elle résistait de plus en plus faiblement.

– Non, disait-elle, non, je ne saurais accepter ton dévouement. Quelle sera ta vie avec cet homme?

– Qui sait! fit Madeleine, affectant une espérance bien éloignée de son cœur: il m’aime, à ce qu’il dit; peut-être sera-t-il bon pour moi.

– Ah! si je savais où prendre une grosse somme! C’est de l’argent qu’il veut, cet homme, rien que de l’argent.

– Ne lui en faut-il donc pas pour Raoul? N’est-ce pas Raoul qui, par ses folies, a creusé un abîme qu’il faut combler? Si seulement je pouvais croire à la sincérité de monsieur de Clameran!

C’est avec une sorte de curiosité stupéfaite que Mme Fauvel regardait sa nièce.

Quoi! cette jeune fille si naïve, si inexpérimentée, raisonnait son abnégation, pendant qu’elle, femme, mère de famille, n’avait jamais obéi qu’aux impulsions instinctives de son esprit et de son cœur!…

– Que veux-tu dire? interrogea-t-elle.

– Je me demande, ma tante, si véritablement monsieur de Clameran pense à son neveu. A-t-il, oui ou non, l’intention formelle de lui venir en aide? Maître de ma dot, ne vous abandonnera-t-il pas, toi et lui? Enfin, il est un doute affreux qui me torture.

– Un doute?

– Oui, et je te le soumettrais, si j’osais… si je ne craignais…

– Parle, insista Mme Fauvel, livre-moi ta pensée entière. Hélas! le malheur m’a donné des forces. Qu’ai-je à redouter? Je puis tout entendre…

Madeleine hésitait, partagée entre la crainte de frapper une personne aimée et le désir de l’éclairer.

– Je voudrais, reprit-elle enfin, être certaine, bien sûre que monsieur de Clameran et Raoul ne s’entendent pas, ne jouent pas chacun un rôle appris et convenu à l’avance.

La passion est aveugle et sourde. Mme Fauvel ne se souvenait plus des yeux riants de ces deux hommes, le jour où, devant elle, ils semblaient transportés de colère. Elle ne pouvait, elle ne voulait pas croire à une si odieuse comédie.