Il écrivit aussi à son père, auquel il avait essayé, toutes les fois qu’il en avait trouvé l’occasion, de faire parvenir des lettres.
Ce n’est que l’année suivante qu’il reçut une réponse de son ami.
Du même coup, cette réponse lui apprenait que son père était mort, que son frère Louis avait quitté le pays, que Valentine était mariée, et enfin que lui, Gaston, il avait été condamné à plusieurs années de prison, pour meurtre.
Cette lettre l’atterra.
Désormais il était seul au monde, sans patrie, déshonoré par un jugement. Valentine mariée, il ne voyait plus de but à sa vie.
Mais il n’était pas homme à se laisser abattre.
– Gagnons donc de l’argent! s’écria-t-il avec rage, puisqu’il n’y a que l’argent ici-bas qui ne trompe jamais.
Et il se mit à l’œuvre, avec une âpre activité, fouettée, chaque matin, par une volonté nouvelle.
Tous les moyens de fortune qu’offre aux aventureux l’empire du Brésil, Gaston les tenta.
Tour à tour, il spécula sur les peaux, il exploita une mine, il tenta des défrichements. Cinq fois il se coucha riche et se réveilla ruiné; cinq fois, avec la patience du castor dont le courant emporte la hutte, il recommença l’édifice de sa fortune.
Enfin, après de longues, bien longues années de luttes, il possédait près d’un million réalisable, et de vastes étendues de terrain.
Il s’était dit que jamais il ne quitterait le Brésil, qu’il finirait ses jours à Rio; il comptait sans cet amour du sol natal, qui jamais ne s’éteint dans le cœur d’un Français.
Riche, il voulut mourir en France.
Aussitôt il fit les démarches indiquées par sa situation. Il s’assura que, rentrant, il ne serait pas inquiété, réalisa ce qu’il put de son avoir, confia le reste à un correspondant et s’embarqua.
Il y avait vingt-trois ans et quatre mois qu’il avait fui lorsque, par un beau jour de janvier 1866, il mit le pied sur les quais de Bordeaux.
Il était parti jeune homme, le cœur gonflé d’espérances; il revenait avec des cheveux blancs, ne croyant plus à rien.
Une usine était à vendre, près d’Oloron, sur les bords du Gave, il l’acheta, songeant à trouver un moyen pour utiliser les immenses quantités de bois qui, faute de moyens de transport, se perdent dans les montagnes.
Il était installé depuis quelques semaines déjà, lorsqu’un soir son domestique lui remit la carte d’un étranger qui désirait le voir.
Il prit cette carte et lut: Louis de Clameran.
– Mon frère! s’écria-t-il enfin, mon frère!…
Et laissant là son domestique tout ébahi, quelque peu effaré même, de l’exaltation de son maître, il se lança dans les escaliers.
Au milieu du vestibule, un homme, Louis de Clameran, se tenait debout, attendant.
Gaston se précipita vers lui, et après l’avoir serré entre ses bras, à l’étouffer, il l’entraîna, ou plutôt il l’emporta dans le salon.
Là, il le fit asseoir, s’asseyant lui-même, en face, le plus près possible, pour le mieux voir, pour le contempler plus à l’aise. Il lui avait pris les deux mains et les gardait dans les siennes.
– C’est toi, répétait-il, parlant très haut comme pour mieux s’entendre, pour se bien prouver la réalité, toi, mon bien-aimé Louis, mon frère… toi, c’est toi!…
Gaston, cet homme dont la vie avait été comme une continuelle tempête, ne se possédait plus. Lui, l’aventurier, le second du redoutable capitaine Warth, le chercheur d’or des mines de Villa-Rica, il pleurait et riait tout ensemble.
– Je t’aurais reconnu, disait-il à son frère; oui, je t’aurais reconnu… Va! l’expression de ton visage n’a pas changé, tu as bien le même regard, ton sourire est toujours ce qu’il était jadis.
Louis souriait, en effet, peut-être comme il avait souri cette nuit fatale où la chute de son cheval avait livré Gaston.
Il souriait, lui aussi, il avait l’air heureux, il paraissait ravi.
Une de ces angoisses à faire blanchir les cheveux d’un homme le pénétrait lorsqu’il avait soulevé le marteau de la porte de Gaston. Ses dents claquaient de peur, lorsqu’il avait dit au domestique, en lui tendant sa carte:
– Portez ceci à votre maître.
Et en attendant le retour de ce domestique, dont l’absence lui avait paru durer des siècles, il se disait: est-ce bien lui? Et si c’est lui, sait-il, se doute-t-il?… Si grande était son anxiété, qu’au moment où il avait aperçu Gaston descendant l’escalier avec la rapidité de l’ouragan, il avait eu la tentation de fuir.
Maintenant qu’il voyait bien que Gaston était resté le même, bon, confiant, crédule; maintenant qu’il était presque certain que pas un soupçon n’avait effleuré l’esprit de son frère, il se rassurait et il souriait.
– Enfin, poursuivait Gaston, je ne serai donc plus seul dans la vie; j’aurai quelqu’un à aimer, quelqu’un qui m’aimera.
Il s’interrompit, puis, brusquement, avec cette incohérence d’idées de toutes les émotions fortes qui rompent l’équilibre du cerveau:
– Es-tu marié? interrogea-t-il.
– Non.
– Tant pis! oui, tant pis! J’aurais voulu te voir le mari de quelque bonne femme bien dévouée, je voudrais te savoir père de braves et beaux enfants. Comme j’aurais ouvert mon cœur à deux battants à tout ce monde-là! Ta famille aurait été la mienne. Ce doit être si bon, la famille, si doux. Vivre seul, sans une femme adorée qui partage les tristesses et les joies, les épreuves et les succès, ce n’est pas vivre. N’avoir à penser qu’à soi, quelle tristesse! Mais qu’est-ce que je dis là? Je t’ai, n’est-ce donc pas assez? Louis!… J’ai donc un frère, un ami avec qui je puis causer tout haut, comme je cause tout bas avec moi-même!
– Oui, Gaston, oui, un bon ami!…
– Parbleu!… puisque tu es mon frère. Ah, tu n’es pas marié! Eh bien! nous ferons ménage tous les deux. Nous allons vivre en garçons, en vieux garçons, heureux comme des dieux; nous nous amuserons, nous ferons nos farces. Tiens! quelle idée! C’est toi qui me rajeunis; il me semble que je n’ai plus que vingt ans, que je suis leste et vigoureux comme en ce temps où je traversais le Rhône à la nage. Il y a longtemps de cela, pourtant, et depuis j’ai lutté, j’ai souffert, j’ai cruellement vieilli, changé…
– Toi! interrompit Louis, tu as moins vieilli que moi.
– Quelle plaisanterie!
– Je te le jure.
– Tu m’aurais reconnu?
– Parfaitement, tu es resté toi.
Louis disait vrai. Il paraissait, lui, usé plutôt que vieilli. Mais Gaston, en dépit de ses cheveux gris, malgré son teint qui avait pris au soleil du Brésil des tons de brique, était bien l’homme robuste dans la force de l’âge, dans la pleine maturité de sa mâle beauté.