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Mais rien des pensées fâcheuses qui s’agitaient au-dedans de lui n’apparaissait à la surface. Sa figure était calme et souriante, sa voix joyeuse.

Il lui fallut tout voir en détail, la maison d’abord, puis les servitudes, les écuries, le chenil, puis le jardin, vaste et bien planté, au bout duquel le Gave, sur son lit de cailloux, chantait sa chanson montagnarde.

À l’extrémité d’une jolie prairie se trouvait l’usine en pleine activité. Gaston, qui en était encore aux enchantements d’un nouveau propriétaire, ne fit grâce à son frère ni d’une lime ni d’un marteau.

Il lui disait ses projets futurs, comment il comptait substituer le bois à la houille, faire mieux, et réaliser encore des économies en exploitant des richesses forestières jugées jusqu’alors impossibles à atteindre.

Louis approuvait tout; il applaudissait, mais il ne répondait que par monosyllabes.

– Oui! en effet! très bien!…

C’est qu’une nouvelle douleur, qu’il lui fallait dissimuler comme les autres, le torturait maintenant. Cette prospérité, dont l’évidence sautait aux yeux, le désolait.

Comparant au sien le sort de son frère, tous les aiguillons empoisonnés de la jalousie déchiraient son âme envieuse. Il voyait Gaston, riche, heureux, honoré, recueillant le prix de son courage, tandis que lui… Jamais il n’avait si cruellement ressenti l’horreur d’une situation qui était son œuvre.

À vingt ans de distance, les sentiments honteux et vils qui lui avaient fait haïr son frère revenaient.

Cependant l’inspection était terminée.

– Que dis-tu de mes acquisitions? demanda joyeusement Gaston.

– Je dis, cher frère, que tu possèdes au milieu du plus beau pays du monde la plus ravissante propriété qui puisse tenter un pauvre Parisien.

– Est-ce vraiment ta pensée?

– Sans restrictions.

Gaston eut un geste de joie et une exclamation de triomphe.

– Eh bien! frère, s’écria-t-il, cette propriété est à nous, puisqu’elle est à moi. Elle te plaît? ne la quitte plus. Tiens-tu vraiment à ton Paris brumeux? Établis-toi ici, sous ce beau ciel du Béarn.

Louis se taisait. Ces propositions, il y a un an, l’auraient rempli de joie. Avec quels transports il aurait accueilli les perspectives de cette belle et large existence! Quel repos délicieux après tant de traverses! Il aurait pu sans crainte dépouiller le vieil homme, l’aventurier, et redevenir soi.

Mais il ne pouvait accepter maintenant, et il le reconnaissait avec rage.

Non, il n’était pas libre, non, il ne pouvait pas quitter Paris.

Il avait, là-bas, engagé une de ces affreuses parties qu’on perd quand on les abandonne, et dont la perte peut conduire au bagne.

Seul, il eût pu disparaître, mais il n’était pas seul, il avait un complice.

– Tu ne réponds rien, insistait Gaston, surpris de ce silence; verrais-tu quelque obstacle à mes projets?

– Aucun.

– Eh bien, alors?

– Il y a, cher frère, que sans les émoluments d’une position que j’occupe à Paris, je n’aurais pas de quoi vivre.

– Et c’est là ton objection, à toi qui, il n’y a qu’une minute, m’offrais la moitié de l’héritage paternel! Louis, c’est mal, c’est très mal; ou tu ne m’as pas compris, ou tu es un mauvais frère.

Louis baissait la tête. Gaston, bien involontairement, tournait et retournait le poignard dans la plaie.

– Je te serais à charge, murmurait Louis.

– À charge!… Mais tu deviens fou. Ne t’ai-je pas dit que j’étais très riche… T’imaginerais-tu avoir vu tout ce que je possède! Cette maison et l’usine ne constituent pas le quart de ma fortune. Je les ai eues pour un morceau de pain. Crois-tu donc que sur une entreprise pareille, je risquerais ce que j’ai gagné en vingt ans? J’ai bel et bien, sur l’État, vingt-quatre mille livres de rentes. Et ce n’est pas tout; il paraît que mes concessions du Brésil se vendront; j’ai de la chance! Déjà mon correspondant m’a fait tenir quatre cent mille francs.

Louis tressaillit de plaisir. Enfin, il allait savoir jusqu’à quel point il était menacé.

– Quel correspondant? demanda-t-il de l’air le plus désintéressé qu’il pût prendre.

– Parbleu! mon ancien associé de Rio. Les fonds sont à cette heure à ma disposition chez mon banquier de Paris.

– Un de tes amis.

– Ma foi! non. Il m’a été indiqué par mon banquier de Pau et recommandé comme un homme fort riche, prudent, et d’une probité notoire; c’est, attends donc, c’est un nommé… Fauvel, qui demeure rue de Provence.

Si maître de soi que fût Louis, si préparé qu’il fût à ce qu’il allait entendre, il pâlit et rougit visiblement. Mais Gaston, tout à ses idées, ne s’en aperçut pas.

– Connais-tu ce banquier? demanda-t-il.

– De réputation, oui.

– Alors, nous ferons ensemble très prochainement sa connaissance, car je me propose de t’accompagner à Paris lorsque tu retourneras y arranger tes affaires avant ton établissement ici.

À cette annonce inattendue d’un projet dont la réalisation devait le perdre, Louis eut la force de rester impassible. Il sentait le regard de son frère arrêté sur lui.

– Tu viendras à Paris, fit-il, toi?

– Certainement, qu’y a-t-il là d’extraordinaire?

– Rien.

– Je déteste Paris et je le déteste sans y jamais être allé, ce qui est plus fort; mais j’y suis appelé par des intérêts, par… – il hésitait – des devoirs sérieux… Enfin, mademoiselle de La Verberie habite Paris, m’a-t-on dit, et je veux la revoir.

– Ah!…

Gaston réfléchissait; il était ému, et son émotion était visible.

– À toi, Louis, reprit-il, je puis dire pourquoi je veux la revoir. Je lui ai autrefois confié les parures de notre mère.

– Et tu veux, après vingt-trois ans, lui réclamer ce dépôt?

– Oui… ou plutôt, tiens, non; ce n’est là qu’un vain prétexte dont j’essaye de me payer moi-même. Je veux la revoir parce que… parce que… je l’ai aimée, voilà la vérité.

– Mais comment la retrouver?

– Oh! c’est bien simple. Le premier venu, dans le pays, me dira le nom de son mari, et quand je saurai ce nom… Tiens, dès demain, j’écrirai à Beaucaire.

Louis ne répondit pas.

Avant tout, Louis se gardait de discuter les projets de son frère.

Combattre les intentions d’un homme, c’est presque toujours les enfoncer plus profondément dans son esprit; chaque argument fait l’effet d’un coup de marteau sur un clou.