– Je n’ai encore jamais trahi personne, entends-tu, marquis. Seulement, comment t’y prendras-tu?
– Je ne sais, mais je sens que je trouverai un expédient. Oh! je le trouverai, il le faut. Tu peux, tu le vois, repartir tranquille. Tu ne cours aucun risque à Paris, tant que moi, ici, je surveillerai Gaston.
Raoul réfléchissait.
– Aucun risque, fit-il; en es-tu bien sûr?
– Parbleu! Nous tenons trop bien madame Fauvel, pour que jamais elle ose élever la voix contre nous. Elle saurait la vérité, la vraie, celle que toi et moi savons seuls, qu’elle se tairait encore, trop heureuse d’échapper au châtiment de sa faute passée, au blâme du monde, au ressentiment de son mari.
– C’est vrai, répondit Raoul, devenu sérieux, nous tenons ma mère, aussi n’est-ce pas elle que je redoute.
– Qui alors?
– Une ennemie de ta façon, ô mon respectable oncle, une ennemie implacable, Madeleine.
Clameran eut un geste de dédain.
– Oh! celle-là…, fit-il.
– Tu la méprises, n’est-ce pas? interrompit Raoul, avec l’accent d’une conviction profonde, eh bien, tu te trompes. Elle s’est dévouée au salut de sa tante, mais elle n’a pas abdiqué. Elle a promis de t’épouser, elle a congédié Prosper qui est en train de mourir de douleur, c’est vrai, mais elle n’a pas renoncé à tout espoir. Tu la crois faible, peureuse, naïve, n’est-ce pas? Erreur. Elle est trop forte, elle est capable des plus audacieuses conceptions, le malheur lui donnera l’expérience. Elle aime, mon oncle, et la femme qui aime défend son amour, comme une tigresse ses petits. Là est le péril…
– Elle a cinq cent mille francs de dot.
– C’est vrai; et, à cinq pour cent, c’est douze mille cinq cents francs chacun. N’importe! sage, tu renoncerais à Madeleine.
– Jamais! entends-tu! s’écria Clameran, jamais. Riche, je l’épouse; pauvre, je l’épouserais encore. Ce n’est pas sa dot que je veux, à cette heure, c’est elle, Raoul, elle seule… je l’aime!
Raoul parut étourdi de la brusque déclaration de son oncle.
Il recula de trois pas, levant les bras au ciel, avec tous les signes d’une surprise immense.
– Est-ce possible! répétait-il, tu aimes Madeleine, toi!… toi!…
– Oui, répondit Louis d’un ton soupçonneux, que vois-tu là de si extraordinaire?
– Rien, assurément, oh! rien! Seulement, cette belle passion m’explique les surprenantes variations de ta conduite. Ah! tu aimes Madeleine! Alors, oncle vénéré, nous n’avons plus qu’à nous rendre.
– Et pourquoi, s’il te plaît?
– Parce que, mon oncle, quand on a le cœur pris, on perd la tête. C’est un axiome banal. Les généraux amoureux ont toujours perdu leurs batailles. Un jour viendra fatalement où, épris de Madeleine, tu nous vendras pour un sourire. Et elle est notre ennemie, et elle est fine, et elle nous guette.
D’un éclat de rire trop bruyant pour être bien sincère, Louis interrompit son neveu.
– Comme tu prends feu tout à coup, dit-il; tu la hais donc bien, cette belle, cette ravissante Madeleine?
– C’est elle qui nous perdra.
– Sois franc, es-tu bien sûr de ne la pas aimer?
Si claire que fût la nuit, Louis ne put voir le mouvement de colère qui contracta les traits de Raoul.
– Je n’ai jamais aimé que la dot, répondit-il.
– Alors, de quoi te plains-tu? Ne t’en dois-je pas la moitié, de cette dot? Tu auras l’argent sans la femme, les bénéfices sans les charges.
– Je n’ai pas cinquante ans passés, moi, fit Raoul, avec une nuance de fatuité.
– Assez, interrompit Louis, il a été convenu, n’est-ce pas, le jour où je suis allé t’arracher à la plus affreuse des misères, que je resterais le maître.
– Pardon! tu oublies que ma vie, ou ma liberté, à tout le moins, est sur le jeu. Tiens les cartes, mais laisse-moi te conseiller.
Longtemps encore les deux complices restèrent à étudier et à discuter la situation, et il était plus de minuit lorsque Louis songea qu’en s’attardant davantage il risquerait de s’attirer des questions embarrassantes.
– Ne raisonnons pas dans le vide, dit-il à Raoul. Je suis de ton avis; les choses sont telles qu’il est urgent de prendre un parti. Mais je ne sais pas me décider au pied levé. Demain, à cette heure, sois ici, j’aurai arrêté notre plan.
– Soit, à demain.
– Et pas d’imprudence d’ici là!
– Mon costume, ce me semble, doit te dire assez que je ne tiens pas à me montrer. J’ai arrangé, à Paris, un alibi si ingénieux que je défie qui que ce soit de prouver – judiciairement parlant – que j’ai quitté ma maison du Vésinet, J’ai poussé les précautions si loin que j’ai voyagé en troisièmes, et on y est terriblement mal. Allons, adieu! je regagne mon auberge.
Il s’éloigna sur ces mots sans paraître se douter qu’il venait d’éveiller dans le cœur de son complice bien des soupçons.
Pendant le cours de sa vie aventureuse, Clameran avait assez organisé «d’affaires» pour savoir au juste quelle somme de confiance on doit accorder à des complices tels que Raoul. Les coquins ont leur probité à eux, c’est connu, d’aucuns la mettent bien au-dessus de celle des honnêtes gens, mais cette probité n’est jamais, après «le coup», ce qu’elle était avant. C’est au moment du partage que les difficultés surgissent.
L’esprit défiant de Clameran entrevoyait déjà mille sujets de craintes et de querelles.
– Pourquoi, se demandait-il, Raoul s’est-il si soigneusement caché pour venir ici? Pourquoi cet alibi à Paris? Me tendrait-il un piège? Je le tiens, c’est vrai; mais, de mon côté, je suis absolument à sa merci. Toutes ces lettres que je lui écris, depuis que je suis chez Gaston, sont autant de preuves contre moi! Songerait-il à se révolter, à se débarrasser de moi, à recueillir seul les profits de notre entreprise?
Cette nuit encore, Louis ne ferma pas l’œil; mais au matin sa résolution était prise, et c’est avec une fébrile impatience qu’il attendit le soir.
Si puissant était son désir d’en finir, si vive était la tension de sa pensée, qu’il ne put réussir à être ce jour-là ce qu’il était les autres jours.
À plusieurs reprises, son frère, le voyant sombre et préoccupé, lui demanda:
– Qu’as-tu? es-tu souffrant? Me cacherais-tu quelque inquiétude?
Enfin le soir vint, et Louis put rejoindre Raoul, qu’il trouva étendu sur l’herbe et fumant, dans ce champ où ils s’étaient entrevus la nuit précédente.
– Eh bien! demanda Raoul en se levant, es-tu enfin décidé?