– Oui. J’ai deux projets dont je crois le succès infaillible.
– Je t’écoute.
Louis parut réfléchir, en homme qui veut présenter sa pensée le plus clairement et le plus brièvement possible.
– Mon premier plan, commença-t-il, dépend de ton acceptation. Que dirais-tu si je te proposais de renoncer à l’affaire?
– Oh!…
– Consentirais-tu à disparaître, à quitter la France, à retourner à Londres, si je te donnais une forte somme?
– Encore faut-il la connaître, cette somme.
– Je puis te donner cent cinquante mille francs.
Raoul haussa les épaules.
– Oncle respecté, dit-il, je vois avec douleur que tu ne me connais pas, oh! pas du tout. Tu ruses avec moi, tu dissimules, et ce n’est ni généreux ni adroit. Ce n’est pas généreux, parce que c’est trahir nos conventions; ce n’est pas adroit, parce que – mets-toi bien cela dans la tête – je suis aussi fort que toi.
– Je ne te comprends plus.
– Tant pis; je m’entends, moi, et cela suffit. Oh! je te connais, mon oncle, je t’ai étudié avec les yeux de l’intérêt, qui sont bons; j’ai tâté le fond de ton sac. Si tu m’offres ainsi cent cinquante mille francs, c’est que tu as la certitude de rafler un million.
Clameran essaya le geste de protestation indignée d’un honnête homme méconnu.
– Tu déraisonnes, essaya-t-il.
– Point. C’est d’après le passé que je juge l’avenir. Des sommes arrachées à madame Fauvel – contre mon gré, souvent – qu’ai-je reçu? la dixième partie, à peine.
– Mais nous avons un fonds de réserve…
– Qui est entre tes mains, cher oncle, c’est très vrai. De telle sorte que si demain la mèche était éventée, tu sauverais la caisse, et que moi, faute d’argent, j’irais faire un tour en police correctionnelle.
Ces reproches parurent désoler Louis.
– Ingrat! murmura-t-il! ingrat!…
– Bravo! reprit Raoul, tu as bien dit ce mot. Mais trêve de sornettes; veux-tu que je te prouve que tu me trompes?
– Si tu le peux…
– Soit. Tu m’as dit que ton frère n’avait qu’une modeste aisance, n’est-ce pas! Eh bien! Gaston a soixante mille livres de rentes au bas mot. Ne nie pas. Que vaut sa propriété ici? Cent mille écus. Combien en a-t-il chez monsieur Fauvel? Quatre cent mille francs. Total, sept cent mille francs. Est-ce tout ce qu’il possède? Non, car le receveur particulier d’Oloron a été chargé de lui acheter des rentes. Tu vois que je n’ai pas perdu ma journée.
C’était si net, si précis, que Louis n’essaya pas de répondre.
– Que diable! poursuivait Raoul, quand on se mêle de commander on devrait bien tâter ses forces. Tu as eu, nous avons eu entre les mains la plus belle partie du monde, qu’en as-tu fait?
– Il me semble…
– Quoi? qu’elle est perdue. C’est aussi mon avis. Et par ta faute, par ta très grande faute.
– On ne commande pas aux événements.
– Si, quand on est fort. Les imbéciles attendent le hasard, les habiles le préparent. Qu’avait-il été convenu, quand tu es venu me chercher à Londres? Nous devions prier gentiment ma chère mère de nous aider un peu, et être charmants avec elle, si elle s’exécutait de bonne grâce. Qu’est-il arrivé, cependant? Au risque de tuer la poule aux œufs d’or, tu m’as fait si bien tourmenter la pauvre femme qu’elle ne sait plus où donner de la tête.
– Il était prudent d’aller vite.
– Soit. Est-ce aussi pour aller plus vite que tu t’es mis en tête d’épouser Madeleine? Ce jour-là, il a fallu la mettre dans le secret, et depuis elle soutient et conseille sa tante; elle l’anime contre nous. Elle lui ferait tout avouer à monsieur Fauvel, ou tout conter au préfet de police, que je n’en serais pas bien surpris.
– Je l’aime!…
– Eh! tu me l’as déjà dit. Mais tout ceci n’est rien. Tu nous embarques dans une affaire sans l’avoir étudiée, sans la connaître. Il n’y a que les niais, mon oncle, qui, après une faute, se contentent de cette banale excuse: «Si j’avais su!» Il fallait t’informer. Que m’as-tu dit: «Ton père est mort.» Pas du tout, il vit, et nous avons agi de telle sorte que je ne puis me présenter chez lui. Il a un million qu’il m’aurait donné, et je n’en aurai pas un sou. Et il va chercher sa Valentine, et il la retrouvera, et alors, bonsoir…
D’un geste brusque, Louis interrompit Raoul.
– Assez! commanda-t-il. Si j’ai tout compromis, j’ai un moyen sûr pour tout sauver.
– Toi! un moyen! Quel est-il?
– Oh! cela, fit Louis d’une voix sombre, c’est mon secret.
Louis et Raoul se turent pendant plus d’une minute.
Et ce silence entre ces deux hommes, en cette place, au milieu de la nuit, après la conversation qu’ils venaient d’avoir, fut si affreusement significatif que tous deux frissonnèrent.
Une abominable pensée leur était venue en même temps, et sans un mot, sans un geste, ils s’étaient compris.
Ce fut Louis qui le premier rompit ce silence pesant:
– Ainsi, commença-t-il, tu refuses les cent cinquante mille francs que je te propose pour disparaître? Réfléchis, il en est temps encore.
– C’est tout réfléchi. Je suis sûr maintenant que tu ne chercheras plus à me tromper. Entre l’aisance sûre et une grande fortune probable, à tous risques je choisis la fortune. Je réussirai ou je périrai avec toi.
– Et tu m’obéiras?
– Aveuglément.
Il fallait que Raoul se crût bien certain d’avoir pénétré le projet de son complice, car il ne l’interrogea pas.
– D’abord, reprit Louis, tu vas regagner Paris.
– J’y serai après-demain matin.
– Plus que jamais tu seras assidu près de madame Fauvel; il ne faut pas qu’il puisse rien arriver dans la maison sans que tu sois prévenu.
– C’est entendu.
Louis posa la main sur l’épaule de Raoul comme pour bien appeler son attention sur ce qu’il allait dire.
– Tu as un moyen, poursuivit-il, de reconquérir toute la confiance de ta mère, c’est de rejeter sur moi tous tes torts passés. Ne manque pas de l’employer. Plus tu me rendras odieux à madame Fauvel et à Madeleine, mieux tu me serviras. Si on pouvait, à mon retour, me fermer la porte de la maison, je serais ravi. Pour ce qui est de nous deux, nous devons, en apparence, être brouillés à mort. Si tu continues de me voir, c’est que tu ne peux faire autrement. Voilà le thème, à toi de le développer.
C’est de l’air le plus surpris du monde que Raoul recevait ces instructions, au moins singulières.