– Quoi! s’écria-t-il, tu adores Madeleine et c’est ainsi que tu cherches à lui plaire? Drôle de façon de faire sa cour. Je veux être pendu si je comprends…
– Tu n’as pas besoin de comprendre.
– Bien! fit Raoul, du ton le plus soumis, très bien.
Mais Louis se ravisa, se disant que, celui-là seul exécute bien une mission qui en soupçonne au moins la portée.
– As-tu ouï parler, demanda-t-il à Raoul, de cet homme qui, pour avoir le droit de serrer entre ses bras la femme aimée, fit mettre le feu à sa maison?
– Oui, après?
– Eh bien! à un moment donné, je te chargerai de mettre, moralement, le feu à la maison de madame Fauvel, et je la sauverai ainsi que sa nièce.
De la voix et du geste, Raoul approuvait son oncle.
– Pas mal, fit-il quand il eut terminé, pas mal en vérité.
– Ainsi, prononça Louis, tout est bien entendu?
– Tout, mais tu m’écriras.
– Naturellement, de même que s’il survenait du nouveau à Paris…
– Tu aurais une dépêche.
– Et ne perds pas de vue mon rival, le caissier.
– Prosper!… il n’y a pas de danger. Pauvre garçon! il est maintenant mon meilleur ami. Le chagrin l’a poussé dans une voie où il périra. Vrai! il y a des jours où j’ai bonne envie de le plaindre.
– Plains-le, ne te gêne pas.
Ils échangèrent une dernière poignée de main et se séparèrent les meilleurs amis du monde, en apparence; en réalité se haïssant de toutes leurs forces.
Gaston ne semblait plus se souvenir qu’il avait écrit à Beaucaire, et il ne prononça pas une seule fois le nom de Valentine.
Comme tous les hommes qui, ayant beaucoup travaillé en leur vie, ont besoin tout à la fois du mouvement du corps et de l’activité, Gaston se passionnait pour sa nouvelle entreprise.
L’usine semblait l’absorber entièrement.
Elle perdait de l’argent lorsqu’il l’avait achetée et il s’était juré qu’il en ferait une exploitation fructueuse pour lui et pour le pays.
Il s’était attaché un jeune ingénieur, intelligent et hardi, et déjà, grâce à de rapides améliorations, grâce à divers changements de méthodes, ils en étaient arrivés à équilibrer la dépense et le produit.
– Nous ferons nos frais cette année, disait joyeusement Gaston, mais l’année prochaine, nous gagnerons vingt-cinq mille francs.
L’année prochaine! Hélas!…
Cinq jours après le départ de Raoul, un samedi, dans l’après-midi, Gaston se trouva subitement indisposé.
Il venait d’être pris d’éblouissements et de vertiges tels que rester debout lui était complètement impossible.
– Je connais cela, dit-il, j’ai souvent eu de ces étourdissements à Rio, deux heures de sommeil me guériront. Je vais me coucher, on m’éveillera pour dîner.
Mais au moment de dîner, quand on monta le prévenir, il était loin de se trouver mieux.
Aux vertiges, un mal de tête affreux avait succédé. Ses tempes battaient avec une violence inouïe. Il éprouvait à la gorge un sentiment indescriptible de constriction et de siccité.
Ce n’est pas tout: sa langue embarrassée n’obéissait plus à sa pensée et le trahissait; il voulait articuler un mot et il en prononçait un autre, comme il arrive en certains cas de dysphonie et d’alalie. Enfin, tous les muscles maxillaires s’étaient raidis, et ce n’est qu’avec des efforts douloureux qu’il pouvait ouvrir ou fermer la bouche.
Louis, qui était monté près de son frère, voulait à toute force envoyer chercher un médecin, Gaston s’y opposa.
– Ton médecin, dit-il, me droguera et me rendra malade, tandis que je n’ai qu’une indisposition dont je connais le remède.
Et en même temps il ordonna à Manuel, son domestique, un vieil Espagnol à son service depuis dix ans, de lui préparer de la limonade.
Le lendemain, en effet, Gaston parut aller beaucoup mieux.
Il se leva, mangea d’assez bon appétit au déjeuner, mais, à la même heure que la veille, les mêmes douleurs reparurent plus violentes…
Cette fois, sans consulter Gaston, Louis envoya chercher un médecin à Oloron, le docteur C…, qui doit à certaines cures aux Eaux-Bonnes une réputation presque européenne.
Le docteur déclara que ce n’était rien, et il se contenta d’ordonner l’application de plusieurs vésicatoires, sur la surface desquels on devait répandre quelques atomes de morphine. Il prescrivit aussi des prises de valérianate de zinc.
Mais dans la nuit, pendant trois heures environ que Gaston reposa assez tranquillement, le cours de la maladie changea brusquement.
Tous les symptômes du côté de la tête disparurent pour faire place à une oppression terrible, si douloureuse que le malade n’avait pas une minute de rémission, et se retournait sur son lit sans pouvoir trouver une position tolérable. Le docteur C…, venu dès le matin, parut quelque peu surpris, déconcerté même du changement.
Il demanda si, pour calmer plus rapidement les douleurs, on n’avait pas exagéré la dose de morphine. Le domestique Manuel, qui avait pansé son maître, répondit que non.
Le docteur, alors, après avoir ausculté Gaston, examina attentivement ses articulations, et s’aperçut que plusieurs se prenaient, c’est-à-dire se gonflaient et devenaient douloureuses.
Il prescrivit des sangsues, du sulfate de quinine à haute dose, et se retira en disant qu’il reviendrait le lendemain.
Gaston, grâce à un violent effort, s’était dressé sur son séant; il ordonna à son domestique d’aller chercher un de ses amis qui était avocat.
– Et pourquoi, grand Dieu? demanda Louis.
– Parce que, frère, j’ai besoin de ses avis. Ne nous abusons pas, je suis très mal. Or, il n’y a que les lâches ou les imbéciles qui se laissent surprendre par la mort. Quand mes dispositions seront prises, je serai plus tranquille. Qu’on m’obéisse.
S’il tenait à consulter un homme d’affaires, c’est qu’il voulait rédiger un nouveau testament et assurer toute sa fortune à Louis.
L’avocat qu’il avait envoyé chercher – un de ses amis – était un petit homme fort connu dans le pays, rusé et délié, rompu aux artifices de la légalité, à son aise dans les entraves du Code civil comme une anguille dans sa vase.
Lorsqu’il se fut bien pénétré des intentions de son client, il n’eut plus qu’une idée, les réaliser au meilleur marché possible, en évitant habilement des droits de succession toujours considérables.
Un moyen fort simple s’offrait.
Si Gaston, par un acte, associait son frère à ses entreprises en lui reconnaissant un apport équivalant à la moitié de sa fortune, et qu’il vînt à mourir, Louis n’aurait à payer des droits que sur le reste, c’est-à-dire sur la moitié.