Ils arrivèrent peu après, au nombre de onze et, à huit heures et demie, très exactement, retentirent les premiers accords d’un quadrille français. D’autres danses suivirent… inutile de dire que ma plume n’est ni assez fine ni assez forte pour décrire fidèlement ce bal improvisé grâce à l’exceptionnelle affabilité du maître de céans à la tête chenue. Et comment pourrais-je, moi, modeste narrateur des aventures de M. Goliadkine – aventures, par ailleurs, assez curieuses, je l’avoue – comment pourrais-je transposer l’extraordinaire éclat et l’harmonie de cette fête où la beauté, le brillant la joie, l’allégresse se mariaient heureusement à la courtoisie décente et à la décence courtoise. Comment décrire les jeux, les rires de toutes ces dames, plus ressemblantes à des fées qu’à des femmes de fonctionnaires – c’est un compliment que je leur fais – avec leurs joues, et leurs épaules d’un rose lilas, leurs tailles élancées et leurs petits pieds espiègles, vifs et… «homéopathiques» – pour employer une expression de haut style. Et comment peindrais-je leurs brillants cavaliers, ces dignes représentants de l’administration?
Les adolescents et les hommes mûrs, les joyeux drilles et les garçons posés, les boute-en-train et les rêveurs, ceux qui entre chaque danse s’en vont fumer une pipe dans un petit salon vert et ceux qui ne fument pas entre chaque danse… Tous ils portent un nom honorable. Tous ils ont des titres respectables. Tous sont pleins de tact et d’élégance, profondément conscients de leur propre dignité. Presque tous devisent en français avec ces dames; ceux même qui emploient le russe, s’expriment avec la plus haute distinction, mêlant les compliments aux phrases lourdes de sens. Au fumoir, seulement au fumoir, ils se permettent quelques légères entorses au langage distingué, laissent échapper une phrase gentiment familière du genre de celle-ci: «Eh bien, sacré Pierrot, tu as joliment bien sué ta polka» ou bien: «Canaille de Vassia, tu es parvenu à tes fins, tu as rudement fatigué ta dame.»
Mais comme j’ai déjà eu l’honneur de te le dire, ô lecteur, ma plume me trahit. Je préfère me taire ou plutôt, retourner à M. Goliadkine, le véritable, l’unique héros de cette véridique histoire.
Il faut dire qu’il se trouve, en ce moment, dans une situation passablement étrange, pour ne pas dire plus. Il est là, lui aussi, Messieurs; il n’est pas au bal, mais c’est tout comme. Il n’a, Messieurs, aucune mauvaise intention. Il ne veut faire de mal à personne, mais il se trouve néanmoins à un mauvais tournant; il se trouve actuellement – c’est même bizarre à dire – dans le vestibule de l’escalier de service de l’appartement d’Olsoufi Ivanovitch. Ce n’est rien, Messieurs, ce n’est rien; c’est sans penser à mal. Il est dans son petit coin, il s’est blotti dans un petit coin pas très chaud, certes, mais fort sombre, en revanche; il est caché, en partie, par une énorme armoire et de vieux paravents: il est au milieu d’un tas de vieux chiffons, de vieille vaisselle; il se cache pour le moment: il observe, il suit le cours des événements en qualité de spectateur impartial. Pour le moment, Messieurs, il ne fait qu’observer. Il pourrait bien évidemment entrer lui aussi, Messieurs… Et, au fait… Pourquoi n’entrerait-il pas? Il n’a qu’un pas à faire pour entrer. Il saura entrer avec élégance. Il est là depuis trois heures, au froid, derrière l’armoire et les paravents, au milieu de tout ce fouillis. Il attend. Pour se justifier à ses propres yeux, il vient de se remémorer une phrase de Villèle, l’ancien ministre français: «Tout vient à point pour qui sait attendre.» Il avait autrefois lu cette phrase dans un livre sans importance et aujourd’hui elle lui est revenue à la mémoire, fort à propos Elle convient admirablement à sa situation actuelle et il faut bien dire aussi qu’il passe bien des pensées par la tête d’un homme qui reste à attendre, dans un vestibule froid et obscur, durant trois grandes heures un dénouement favorable aux événements en cours.
Ainsi, après s’être souvenu fort à propos de la phrase du ministre français, M. Goliadkine pense, Dieu sait pourquoi, à l’ancien vizir turc Marzimiris, puis à la belle Margrave Louise, dont il avait autrefois lu l’histoire dans quelque livre. Il lui vint à l’esprit ensuite, que les Jésuites avaient pour principe de considérer comme bons tous les moyens, pourvu que le but soit atteint. L’évocation de ce trait historique donna une certaine assurance à M. Goliadkine. Il en déduisit même aussitôt que ces Jésuites, oui, tous les Jésuites, du premier au dernier, étaient de suprêmes imbéciles et qu’il serait bien capable de les mettre tous dans sa poche… Ah! si seulement la pièce où se trouvait le buffet pouvait être vide, ne serait-ce qu’une minute. (C’était la pièce qui communiquait directement avec le vestibule où se tenait à ce moment même M. Goliadkine.) Il aurait vite fait alors, en dépit de tous les Jésuites, de franchir cette pièce, de passer ensuite dans le grand salon, de là, dans la salle de jeu, pour entrer enfin dans la salle où l’on était en train de danser la polka. Oh! il passerait, il passerait certainement, il passerait à tout prix; il se glisserait discrètement… personne ne le remarquerait et le tour serait joué… Et alors il savait bien ce qui lui resterait à faire… Tel était, à ce moment précis, l’état d’esprit du héros de notre véridique histoire encore que nous ayons beaucoup de peine à traduire très exactement ses sentiments.
Certes, il avait trouvé les moyens de parvenir à l’escalier de service et au vestibule en se tenant le raisonnement suivant: «Les autres y sont bien parvenus, alors, pourquoi pas moi?» Mais aller plus loin, c’était une autre affaire. Il ne l’osait pas… non par pusillanimité, d’ailleurs, mais de par sa propre volonté: Il préférait agir en catimini… Et il guette maintenant l’occasion de se glisser en catimini. Il guette cette occasion depuis près de trois heures D’ailleurs, pourquoi ne pas attendre? Villèle, lui-même, avait attendu. «Mais que vient faire ici Villèle?» se dit tout à coup M. Goliadkine. «Qui est-ce d’ailleurs que Villèle? Et quant à moi il s’agit maintenant de trouver un moyen pour entrer… Comment faire? Ah, tu es un drôle de figurant, un sacré imbécile», se dit M. Goliadkine en pinçant avec ses doigts gourds sa joue gelée.
«Tu n’es qu’un pauvre Goliadka, rien de plus, tu portes bien ton nom…»
Il faut dire que ces petites amabilités, à l’adresse de sa propre personne, étaient débitées sans aucun but précis, uniquement pour passer le temps. Mais le voilà qui s’avance. Le moment est venu. Le buffet est vide. Il n’y a plus personne. M. Goliadkine a observé par une petite lucarne… En deux pas il est à la porte, il va l’ouvrir…
«Irai-je ou n’irai-je pas? Oui, irai-je ou n’irai-je pas? J’irai… au fait, pourquoi donc n’irais-je pas? L’audacieux trouve toujours son chemin.» Ce raisonnement a pour effet de donner confiance à notre héros; mais, soudain le voilà qui recule: il bat en retraite derrière son paravent. «Non. Il ne faut pas… Et si quelqu’un entrait juste à ce moment. Voilà justement quelqu’un qui entre. Qu’avais-je à bayer aux corneilles pendant que la route était libre? Il fallait foncer et entrer à tout prix. Foncer. C’est facile à dire. Essayez donc avec un caractère pareil. Un tempérament de lâche. Tu as eu peur… comme une poule mouillée. La frousse… rien à dire, ça nous connaît. La lâcheté… ça nous connaît également… Inutile même d’en discuter. Eh bien, tu n’as plus qu’à rester là, comme un ballot, un ballot et rien de plus. À la maison je serais en train de prendre une tasse de thé… Ce serait bien agréable de prendre une bonne tasse de thé… Si je rentre plus tard Petrouchka va encore grogner, à coup sûr. Ne vaut-il pas mieux rentrer à la maison. Au diable tout le reste. Allons, je m’en vais, un point c’est tout.»