Ensuite, en vertu, sans doute, d’une curieuse association d’idées relative aux musulmans, M. Goliadkine vint à penser aux pantoufles turques et constata qu’André Philippovitch portait des chaussures ressemblant plus à des pantoufles qu’à des souliers.
Petit à petit, d ailleurs. M. Goliadkine parut se familiariser avec sa situation. Une idée lui traversa la tête: «Si seulement ce lustre, se dit-il, pouvait se détacher de sa chaîne, en ce moment même, oui, si ce lustre venait à tomber, je me précipiterais immédiatement pour sauver Clara Olsoufievna. Je la sauverais et je lui dirais simplement: «Ne vous inquiétez pas Madame, ce n’est rien. Je suis votre sauveur.» Ensuite M. Goliadkine se mit à chercher Clara Olsoufievna parmi l’assistance, mais au lieu d’elle, il vit Guérassimovitch, le vieux majordome d’Olsoufi Ivanovitch. Le vieux domestique venait droit sur lui; il avait l’air préoccupé. M. Goliadkine eut un frisson. Il éprouva une sensation étrange, imprécise, et cependant, nettement désagréable. Il grimaça et regarda autour de lui, comme un automate. Le désir lui vint de s’éclipser, de sortir, ni vu ni connu, de la salle, discrètement, en rasant les murs: il aurait voulu se volatiliser… Mais il était trop tard. Avant même qu’il ait pris une décision, Guérassimovitch se trouva devant lui.
– Voyez-vous, Guérassimovitch, commença notre héros en souriant, vous devriez… Tenez, regardez cette bougie, là, dans le candélabre; elle est sur le point de tomber. Vous devriez donner l’ordre de la redresser, Guérassimovitch, sinon elle va tomber, elle va immanquablement tomber.
– Quelle bougie? Mais elle est toute droite, la bougie. Quant à vous, il y a quelqu’un qui vous demande, là-bas.
– Qui est-ce qui me demande? Guérassimovitch.
– Je ne sais pas exactement qui. Un domestique qui vient de la part de… Il m’a demandé: «Iakov Petrovitch Goliadkine est-il ici? Veuillez lui dire de venir; il s’agit d’une affaire urgente et très importante…» Voilà.
– Non, Guérassimovitch, vous faites erreur; vous faites certainement erreur.
– J’en doute.
– Non, Guérassimovitch, il n’y a aucun doute, absolument aucun doute. Personne n’est venu me demander. Personne ne peut me demander, d’ailleurs… et ici je suis chez moi, c’est-à-dire je suis à ma place. M. Goliadkine reprit son souffle et regarda autour de lui. Il s’en doutait… Tous les yeux étaient braqués sur lui: toutes les oreilles, tendues dans sa direction. Tous ces gens réunis dans le salon, semblaient suspendus à lui et, avec recueillement paraissaient attendre. L’assistance entière semblait participer à l’événement. Les dames, un peu à l’écart, chuchotaient avec anxiété. Le maître de la maison se tenait loin de M. Goliadkine. Il ne paraissait pas prendre une part active et directe aux tribulations de notre héros. Tout se passait, d’ailleurs, avec beaucoup de tact et de délicatesse. Néanmoins, notre héros sentit clairement que l’instant fatidique était arrivé. Il devait maintenant frapper un grand coup; le moment était venu d’anéantir ses ennemis. M. Goliadkine était profondément troublé. Enfin l’inspiration lui vint. D’une voix chevrotante mais décidée, il s’adressa à Guérassimovitch.
– Non, mon ami, non, personne ne te demande. Tu te trompes. Je dirai plus: Déjà ce matin tu t’es trompé en m’affirmant… oui, en osant m’affirmer (M. Goliadkine haussa la voix) qu’Olsoufi Ivanovitch, mon bienfaiteur, l’homme qui, depuis de longues années, m’a tenu lieu de père, m’avait interdit sa porte en ce jour solennel, en ce jour de bonheur pour son cœur paternel…
M. Goliadkine toisa l’assistance: il paraissait content de lui-même et, en même temps, profondément ému. Des larmes apparurent au bord de ses cils.
Il reprit:
– Je répète mon ami, tu as commis une erreur impardonnable…
Le moment était pathétique. M. Goliadkine sentit qu’il avait atteint l’effet le plus sûr. Dans une attitude modeste, recueillie, les yeux baissés, il attendit les effusions, l’accolade d’Olsoufi Ivanovitch. Les invités semblaient bouleversés, abasourdis. Même le terrible, l’impitoyable Guérassimovitch parut ébranlé, incapable de prononcer un mot… Mais soudain, l’orchestre, le maudit orchestre, entonna sans rime ni raison, une polka. Le charme était rompu. Tout était fini. M. Goliadkine sursauta. Guérassimovitch fit un écart en arrière, la masse des invités, véritable mer humaine, s’agita en cadence. Déjà Vladimir Semionovitch ouvrait la danse avec Clara Olsoufievna. Derrière eux, le beau lieutenant avec la princesse Tchevtchekanov. Ceux qui ne dansaient pas, se pressaient pour admirer les couples lancés dans la polka. Quelle belle danse que la polka. Si moderne, si passionnante. Rien de tel pour tourner les têtes. On en oublia même M. Goliadkine pour un bon moment. Mais il y eut soudain un grand bouleversement. Les gens s’agitèrent, se bousculèrent. Au milieu de la confusion générale, la musique s’arrêta… Un événement étrange, imprévu, survint. Sans doute, fatiguée par la danse, le souffle coupé, les joues violemment colorées, la poitrine haletante, à bout de forces, Clara Olsoufievna se laissa tomber dans un fauteuil. Tous les cœurs battirent à l’unisson pour elle. On se précipita, on se pressa autour d’elle. Chacun voulait lui montrer sa sollicitude, sa gratitude pour le grand plaisir qu’elle venait de procurer à tous. Soudain, M. Goliadkine apparut devant elle. Il était pâle, profondément troublé. Il paraissait, lui aussi, absolument à bout de forces. Il se traînait… Un étrange sourire sur les lèvres, il tendit sa main vers elle, avec un regard suppliant. Abasourdie, Clara Olsoufievna n’eut pas le temps de retirer sa main. Pareille à un automate, elle se leva, répondant à son invitation. M. Goliadkine vacilla, fit un pas en avant, puis un autre, leva la jambe, esquissa un pas, frappa du pied le plancher et trébucha… Lui aussi, voulait danser avec Clara Olsoufievna. La jeune fille poussa un cri. Ses amis se précipitèrent pour délivrer ses mains de l’étreinte de celle de M. Goliadkine. En un tournemain notre héros fut bousculé, rejeté à une dizaine de pas de la belle. Un cercle se forma aussitôt autour d’elle. On entendit un cri, un piaillement. C’étaient deux vieilles dames que M. Goliadkine manquait de renverser au cours de sa brusque retraite. La confusion était extrême. On se questionnait, on discutait, on hurlait. L’orchestre s’était tu définitivement. M. Goliadkine se débattait au milieu d’un groupe et marmonnait machinalement, avec un faible sourire: «Mais oui, pourquoi pas? La polka à mon avis, est une danse moderne. C’est une danse intéressante, inventée pour l’agrément de ces dames… mais, étant donné les circonstances, ma foi, je consens à essayer moi aussi.»
Mais on n’avait cure de son consentement. Tout à coup, notre héros sentit une main se poser sur son bras; une autre main le prenait par le dos, avec beaucoup de ménagement d’ailleurs. Il sentit qu’on le poussait dans une direction déterminée. Il remarqua presque aussitôt qu’on l’emmenait droit vers la porte. M. Goliadkine voulut faire un geste, dire un mot… Mais non, en fait, il ne voulait plus rien. Il se contentait de rire, faiblement, comme un automate. Il sentit enfin qu’on le revêtait de son pardessus, qu’on lui enfonçait son chapeau jusque sur les yeux. Il se rendit compte ensuite, qu’il était sur le palier, dans le froid et l’obscurité… qu’il descendait déjà l’escalier. Il trébucha. Il eut l’impression qu’il tombait dans un précipice. Il voulut crier. Mais il était déjà dans la cour. Il sentit un souffle frais au visage, s’arrêta une seconde. Au même moment les sons d’une danse arrivèrent à ses oreilles. L’orchestre se remettait à jouer. Subitement M. Goliadkine se souvint de tout. Il parut reprendre des forces. Il s’arracha de l’endroit où il était resté, jusqu’alors, littéralement cloué; il bondit, s’envola. Il courut, courut droit devant lui. Où allait-il? N’importe où… partout où il y aurait de l’air, de la liberté…