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«Tant pis, ce n’est rien. Cela ne tire peut-être pas à conséquence et ne porte atteinte à l’honneur de personne. Tout est peut-être pour le mieux, continua-t-il, sans même comprendre le sens de ses propres paroles, tout s’arrangera peut-être avec le temps, personne n’aura à y redire et tout le monde se trouvera justifié.» M. Goliadkine se sentit soulagé par ces considérations; il se redressa légèrement, s’épousseta, fit tomber la neige qui recouvrait d’une couche épaisse son chapeau, son col, son pardessus, sa cravate et ses chaussures, sans parvenir toutefois à se débarrasser de ce sentiment étrange, poignant, de cette sourde anxiété… Quelque part, très loin, un coup de canon éclata.

«Drôle de temps, se dit notre héros. Diable. On risque l’inondation: il semble que l’eau soit montée trop vite.» À peine eut-il exprimé ou même, conçu cette pensée qu’il vit, devant lui, venant à sa rencontre, un homme; un passant attardé, tout comme lui, sans doute, par suite de quelque circonstance fortuite. Il n’y avait rien d’anormal, rien d’extraordinaire semblait-il; et pourtant, pour une raison que nous ignorons, M. Goliadkine en fut tout retourné, pris de panique. Ce n’est pas qu’il redoutât un homme de mauvaises mœurs mais… sait-on jamais?… Une idée lui travers l’esprit «Au fond, peut-être cet inconnu se trouve là par pur hasard; il a peut-être une raison importante pour venir ainsi droit sur moi, me couper mon chemin et m’accrocher.» En fait, il est possible que M. Goliadkine n’ait pas formulé cette pensée de façon très nette: ce ne fut peut-être qu’une intuition fugitive, accompagnée d’une sensation assez pénible. Il était d’ailleurs trop tard pour penser et pour éprouver des sensations; l’inconnu était déjà à deux pas de lui. Aussitôt M. Goliadkine selon une habitude qui lui était chère, s’empressa d’adopter une attitude très caractéristique, une attitude exprimant éloquemment que lui, Goliadkine se trouvait là, comme cela, qu’il suivait son petit bonhomme de chemin, sans penser à mal, que la route était suffisamment large pour tout le monde, et que, quant à lui, Goliadkine, il n’avait l’intention de provoquer personne. Subitement il s’arrêta pétrifié, comme s’il venait d’être frappé par la foudre; il se retourna brusquement pour examiner le passant qui venait de le croiser. Son mouvement semblait avoir été provoqué par un ressort qui l’eût tiré en arrière, à la manière d’une girouette déplacée par le vent. Déjà l’inconnu s’enfonçait rapidement dans la tourmente de neige. Lui aussi, paraissait pressé; lui aussi, tout comme M. Goliadkine était emmitouflé dans son pardessus jusqu’à la tête, lui aussi, trottinait le long du quai de la Fontanka, d’un pas menu, rapide, légèrement saccadé.

«Qu’est-ce? Qu’est-ce à dire?» murmurait M. Goliadkine, avec un sourire de défiance, pendant qu’un long frisson secouait son corps. Son dos était glacé. L’inconnu avait disparu; on n’entendait même plus le bruit de ses pas et M. Goliadkine restait toujours à la même place, les yeux fixés dans la direction qu’avait suivie le passant. Enfin, petit à petit, il reprit ses esprits et se dit avec dépit: «Mais que m’arrive-t-il donc? Suis-je réellement devenu fou?» Il se retourna et reprit son chemin, accélérant et multipliant ses pas, essayant, de faire le vide dans son cerveau. Dans cette intention il ferma même ses yeux. Tout à coup, au milieu des hurlements du vent et le fracas de la tempête, son oreille perçut à nouveau le bruit d’un pas qui se rapprochait. Il tressaillit et ouvrit les yeux. À nouveau, devant lui, à une vingtaine de pas, apparut une forme humaine; cette forme avançait rapidement vers lui. L’homme semblait pressé; sa démarche était vive, saccadée. La distance qui les séparait décroissait rapidement. M. Goliadkine pouvait déjà discerner parfaitement les traits de ce passant attardé. Il le dévisagea… et poussa un cri de stupéfaction et d’horreur. Ses genoux fléchirent. Il avait reconnu le même passant qui l’avait déjà croisé une dizaine de minutes auparavant et qui surgissait à nouveau, à l’improviste devant lui. Cette réapparition, prodigieuse et bouleversante en elle-même, n’était pourtant pas le seul sujet de stupéfaction de M. Goliadkine. Il était si profondément troublé qu’il s’arrêta net, émit un son rauque, voulut dire quelque chose et brusquement se précipita à la poursuite de l’inconnu, en hurlant, pour tenter sans doute de l’arrêter le plus vite possible. Et de fait, l’inconnu s’arrêta; il se tenait à une dizaine de pas de notre héros; la lumière du réverbère le plus proche l’éclairait entièrement. Il se tourna vers M. Goliadkine et d’un air soucieux et impatient s’apprêta à écouter les explications de ce dernier.

– Je vous demande pardon. Peut-être me suis-je trompé? proféra notre héros d’une voix chevrotante. Visiblement dépité, sans mot dire, l’inconnu lui tourna le dos et s’éloigna vivement, désireux, semblait-il de rattraper les secondes perdues en compagnie de M. Goliadkine. Quant à notre héros, il tremblait de toutes les fibres de son corps; ses genoux vacillaient: à bout de forces, il s’effondra, en geignant, sur une borne en bordure du trottoir. Il faut dire que son émoi était motivé. Il avait, en effet, l’impression de reconnaître cet inconnu. Disons plus. Il le reconnaissait, oui, il était certain d’avoir reconnu cet homme. Cet homme il l’avait déjà vu plusieurs fois; il l’avait vu dans le passé et même dernièrement. En quelle occasion? N’était-ce pas hier? Mais peu importait, d’ailleurs, qu’il l’eût déjà vu plusieurs fois auparavant. Cet homme en lui-même, n’avait rien qui pût attirer l’attention au premier abord. C’était un homme comme tous les autres, un homme d’aspect convenable, comme tous les hommes convenables; il avait même peut-être de grandes qualités. Un brave homme, en somme, qui ne voulait de mal à personne.

M. Goliadkine n’avait aucune animosité, aucune haine contre lui, pas même le moindre sentiment d’inimitié, bien au contraire; et pourtant – et ceci nous paraît de la plus haute importance – pour rien au monde il n’eût voulu se trouver en sa présence et surtout dans les circonstances actuelles. Oui, M. Goliadkine connaissait parfaitement cet homme: il connaissait même son nom et son prénom. Et pourtant pour tout l’or du monde, il n’eût voulu l’appeler par ce nom, ni reconnaître que cet homme portait effectivement ce nom et ce prénom. Combien de temps M. Goliadkine resta-t-il dans cet état d’hébétude, prostré sur la borne? Je ne saurais le dire; ce que je sais c’est, qu’ayant enfin repris ses esprits, il se dressa subitement et se mit à courir comme un fou, de toutes ses forces, à perdre haleine. Il trébucha à deux reprises, faillit tomber. En cette occasion sa seconde galoche le quitta, laissant veuf son second soulier. Peu à peu, cependant, il ralentit son allure, pour reprendre souffle; il regarda autour de lui et constata que, sans même s’en apercevoir, il avait déjà parcouru tout le quai de la Fontanka, franchi le pont Anitchkov et laissé derrière lui une bonne partie de la Perspective Nevski. Il était au coin de la rue Liteinaia. Il la suivit. En cet instant, il était dans la situation d’un homme se tenant au bord d’un précipice. La terre sous ses pieds s’effrite. Elle tremble, elle bouge, elle roule vers le fond de l’abîme entraînant le malheureux qui n’a même plus la force ni le courage de faire un bond en arrière, de détacher ses yeux du gouffre béant. Le gouffre l’attire; il y saute, hâtant lui-même le moment de sa perdition. M. Goliadkine, sentait, savait, était absolument certain qu’il allait au-devant de quelque nouveau malheur, de quelque chose de particulièrement néfaste – une nouvelle rencontre avec l’inconnu, par exemple. Et cependant, fait étrange, il souhaitait cette rencontre, il l’estimait inévitable. Il n’avait qu’un désir en terminer au plus tôt avec tout cela, éclaircir enfin cette situation, par n’importe quel moyen, mais le plus vite possible. Et il courait, courait toujours, il courait comme mû par quelque force invisible, étrangère. Son propre corps était affaibli, engourdi. Il ne pouvait penser à rien, et pourtant ses idées, pareilles à des ronces, s’accrochaient à tout. Un petit chien égaré trempé jusqu’aux os, frissonnant de froid, s’attacha au pas de notre héros. La queue ramenée entre les jambes, les oreilles serrées, il restait à ses côtés, lui jetant de temps à autre des regards pleins de timidité et de compassion. Une idée lointaine, depuis longtemps oubliée, – quelque souvenir estompé d’un événement ancien sans doute, – lui revint à l’esprit. Il ne put s’en débarrasser. Elle le tenaillait, l’agaçait, lui martelait le cerveau. «Ah! sale petit cabot» répétait tout bas Goliadkine sans comprendre le sens de ses paroles. Enfin, il aperçut l’inconnu au carrefour de la rue d’Italie. Mais l’inconnu, cette fois, ne venait pas à sa rencontre: lui aussi courait dans la même direction que notre héros, le précédant de quelques mètres. Ils parvinrent ainsi à la rue des «Six Boutiques». M. Goliadkine avait le souffle coupé. L’inconnu s’arrêta devant la maison où habitait M. Goliadkine. On entendit le bruit de la sonnette et presque aussitôt le grincement du verrou de fer. La porte s’ouvrit, l’inconnu se courba, se glissa et disparut. Parvenu à la porte presque au même moment, M. Goliadkine y bondit, rapide comme la flèche, sans se soucier des grognements du portier il se rua, hors d’haleine, dans la cour et réaperçut aussitôt son précieux compagnon qui lui avait momentanément échappé.