Выбрать главу

«Neuf heures et demie déjà! se dit M. Goliadkine. Il est trop tard pour se présenter au bureau. De plus, je suis malade, mais oui, je suis malade, réellement malade. Qui pourrait prétendre le contraire? D’ailleurs, je m’en fiche, qu’ils viennent se renseigner. Qu’ils envoient un médecin. Je m’en moque complètement. J’ai des douleurs dans le dos, je tousse, j’ai un rhume. Et enfin, je ne peux pas sortir par un temps pareil, c’est absolument impossible. Je pourrais tomber gravement malade, je pourrais mourir… Pourquoi pas? La mort est fréquente par les temps qui courent…»

Tous ces raisonnements eurent pour effet d’apaiser entièrement sa conscience et de fournir à ses propres yeux une justification à la réprimande qu’André Philippovitch ne manquerait pas de lui adresser pour son manque de zèle. Il faut dire que, chaque fois qu’il se trouvait dans des circonstances analogues, M. Goliadkine tenait absolument à se justifier à ses propres yeux par des motifs irréfutables; ainsi il parvenait habituellement à apaiser sa conscience. Y étant pleinement parvenu cette fois encore, il prit sa pipe, la bourra et l’alluma. Mais à peine eut-il tiré quelques bouffées que, d’un bond, il sortit de son lit. Il jeta au loin sa pipe, se lava, se rasa, se coiffa, revêtit son uniforme, rassembla quelques papiers et sortit en toute hâte, courant à son bureau.

Il entra dans le bureau très intimidé: son cœur battait fébrilement dans l’attente de quelque événement fâcheux. C’était un pressentiment trouble, inconscient, mais en même temps, nettement désagréable. Il s’installa timidement à sa place habituelle, à côté de son chef de service, Anton Antonovitch Siétochkine. Sans lever les yeux, sans se laisser distraire, il se plongea aussitôt dans les papiers posés devant lui. Il avait pris la ferme décision, il s’était juré d’éviter, dans la mesure de ses moyens, toute friction, toute provocation de nature à le compromettre, sous la forme de questions indiscrètes, de plaisanteries ou d’allusions indécentes à l’aventure de la veille. Il avait même décidé de passer outre aux politesses usuelles, questions et réponses concernant la santé, vis-à-vis de ses collègues. Mais il n’était guère facile de conserver longtemps une pareille attitude.

Placé devant un événement pénible, M. Goliadkine était, d’ailleurs, toujours beaucoup plus tourmenté par l’incertitude et l’angoisse, que par les conséquences de cet événement. C’est pourquoi il ne sut pas rester fidèle à son serment d’éviter toute friction, toute provocation possibles.

Furtivement, à la dérobée, il levait de temps à autre la tête pour dévisager ses collègues, cherchant à déceler un indice propre à lui faire connaître quelque fait nouveau et particulier le concernant, quelque nouvelle intrigue se tramant contre lui.

Il cherchait à établir un lien entre les événements de la veille et le comportement actuel de son entourage. En dernier lieu, au comble de l’anxiété, il en vint à souhaiter un dénouement à cette situation intolérable, un dénouement rapide, même au prix des pires calamités. Peu lui importait! Le destin le prit au mot. À peine eut-il le temps de formuler son souhait que son incertitude se dissipa, et ceci de la façon la plus étrange, la plus imprévue.

La porte de la pièce continue s’ouvrit tout à coup, avec un grincement faible et craintif, un grincement qui témoignait de l’insignifiance de la personne qui faisait son entrée. Une silhouette, bien connue d’ailleurs de notre héros, se profila gauchement devant sa table. M. Goliadkine ne leva pas la tête; il ne fit que glisser un mince regard sur ce nouveau personnage, mais ce regard lui fit aussitôt tout connaître, tout comprendre, tout, jusqu’au moindre détail. Il se sentit consumé de honte; il plongea sa pauvre tête dans ses papiers, avec exactement la même intention que l’autruche, qui, poursuivie par un chasseur, enfouit la sienne dans le sable brûlant.

Le nouvel arrivant s’inclina devant André Philippovitch, et aussitôt après, on entendit la voix de ce dernier, une voix officielle et caressante, celle dont se servent habituellement les chefs de service à l’égard de leurs nouveaux subordonnés. «Asseyez-vous ici, disait André Philippovitch en désignant la table d’Anton Antonovitch, ici en face de M. Goliadkine. On va vous donner tout de suite du travail.» En conclusion, André Philippovitch adressa au nouveau venu un geste d’encouragement, bref et retenu. Après quoi il replongea dans la lecture du volumineux tas de papiers qu’il avait devant lui.

M. Goliadkine leva enfin les yeux; s’il ne s’évanouit pas sur-le-champ, ce fut uniquement dû au fait qu’il avait déjà pressenti cette scène; il avait tout prévu, en effet, il avait deviné toutes les intentions du nouveau venu. Le premier mouvement de M. Goliadkine fut de regarder autour de lui pour se rendre compte si on ne chuchotait pas dans les coins, si déjà quelque plaisanterie classique de bureau ne circulait pas dans la salle, si aucun visage n’était encore tordu par un rictus de stupéfaction, si, enfin, personne ne s’était effondré d’effroi sous la table. Mais, à son grand étonnement, il ne surprit aucune manifestation de ce genre. L’attitude de ses collègues le surprit grandement. Elle lui parut insensée. M. Goliadkine s’effraya de ce silence extraordinaire. Les faits étaient là, pourtant, dans toute leur évidence. C’était étrange, monstrueux, cruel. C’était à vous donner le frisson! Rapides comme l’éclair, ces pensées assaillirent l’esprit de M. Goliadkine. Lui-même brûlait à petit feu. Il y avait de quoi, d’ailleurs. L’homme, qui, en ce moment même, se tenait assis devant M. Goliadkine, était la terreur de M. Goliadkine, c’était la honte de M. Goliadkine, c’était le cauchemar nocturne de M. Goliadkine, en un mot c’était M. Goliadkine lui-même. Non, certes le Goliadkine qui, bouche bée, le porte-plume à la main, était en ce moment assis sur sa chaise; non pas le Goliadkine qui remplissait les fonctions d’adjoint près de son chef du bureau, qui aimait s’effacer, se fondre dans la foule, dont tout le comportement exprimait toujours clairement cette préoccupation. «Ne me touchez pas et je ne vous toucherai pas non plus», ou «Ne me touchez pas, je ne vous touche pas, moi…» Non, c’était un autre M. Goliadkine, un tout autre M. Goliadkine et pourtant absolument identique au premier, de même taille, de même corpulence; il portait les mêmes vêtements, avait la même calvitie… En un mot rien ne manquait à cette ressemblance parfaite. Si on les avait placés l’un à côté de l’autre, personne au monde n’aurait su prétendre distinguer à coup sûr l’authentique Goliadkine, du faux, l’ancien, du nouveau, l’original, de la copie.

Notre héros – qu’on nous permette cette comparaison – était en ce moment dans la situation d’un homme qu’un mauvais plaisant s’amuse à agacer en promenant sur son visage un miroir ardent. «Que se passe-t-il? se dit-il. Suis-je en train de rêver ou non? Suis-je à l’état de veille ou est-ce le cauchemar d’hier qui continue? Comment est-ce possible? De quel droit fait-on cela? Qui a autorisé l’engagement de ce nouveau fonctionnaire, oui, qui donc en a donné l’ordre? Suis-je en train de dormir, de rêver?» M. Goliadkine pour éprouver son état, se pinça… il eut même aussitôt l’intention de pincer un de ces collègues… Aucun doute possible, non, il ne dormait pas. M. Goliadkine sentit que la sueur lui coulait à grosses gouttes; il se rendit compte qu’il lui arrivait quelque chose d’inouï; quelque chose qu’on n’avait encore jamais vu et, par cela même, pour comble de malheur, quelque chose de terriblement scabreux. M. Goliadkine sentit et comprit tous les désavantages de cette nouvelle situation de vaudeville, dont il se trouvait être le premier héros, le prototype…