Petit à petit, il commença à avoir des doutes sur sa propre existence et bien que prêt à tout, et désireux de voir ces doutes enfin dissipés d’une manière ou d’une autre, il se sentait dépassé par une situation dont la complexité égalait l’imprévu. Il était accablé, torturé par une sourde angoisse. À certains moments son esprit et sa mémoire l’abandonnaient totalement. Revenant à lui après une de ces absences il s’apercevait qu’il était en train de promener machinalement et inconsciemment sa plume sur une feuille de papier. N’ayant point confiance en lui-même, il se mettait aussitôt à relire ce qu’il venait d’écrire et n’y comprenait évidemment rien.
Subitement le second M. Goliadkine, qui jusqu’à présent était reste sagement assis en face de notre héros, se leva et passa dans le bureau voisin, sans doute pour demander quelques renseignements. M. Goliadkine regarda autour de lui. Tout était calme. On n’entendait que le léger grincement des plumes, le bruissement des feuilles retournées et quelques chuchotements dans les coins les plus éloignés de la table d’André Philippovitch. M. Goliadkine leva les yeux sur Anton Antonovitch; il faut croire que l’expression de son visage, qui traduisait assez fidèlement l’état de son âme et les soucis que lui causaient les événements actuels, parut assez singulier à son chef, car le brave Anton Antonovitch posa son porte-plume et, avec infiniment de compassion, s’enquit de sa santé.
– Moi, Anton Antonovitch, mais Dieu merci, je me porte fort bien, Anton Antonovitch, bégaya M. Goliadkine. Pour le moment cela va bien, Anton Antonovitch, ajouta-t-il en hésitant et répétant à chaque mot le nom de son chef.
Il n’osait pas encore se livrer entièrement à Anton Antonovitch.
– Ah! Bon. J’avais cru que vous étiez souffrant. Ça n’aurait eu rien d’étonnant d’ailleurs. En ce moment surtout, où les maladies contagieuses abondent. Savez-vous que…
– Oui. Anton Antonovitch, oui, je sais que ces maladies existent… Mais, Anton Antonovitch, là n’est pas la question, continua M. Goliadkine en dévisageant fixement son interlocuteur. Voyez-vous, Anton Antonovitch, je ne sais pas très bien de quelle façon je pourrais… c’est-à-dire, je ne sais pas très bien par quel bout commencer, Anton Antonovitch…
– Vous dites? J’ai peine… savez-vous… oui, j’avoue avoir peine à vous comprendre. Vous devriez vous expliquer plus clairement. Dites-moi ce qui vous arrête, fit Anton Antonovitch assez embarrassé lui aussi en voyant l’émotion de M. Goliadkine, dont les yeux s’étaient remplis de larmes.
– En vérité… Anton Antonovitch… Il y a ici… Anton Antonovitch… un fonctionnaire…
– D’accord. C’est exact. C’est votre homonyme.
– Comment? s’écria M. Goliadkine.
– Je répète: C’est votre homonyme. Il s’appelle également Goliadkine. N’est-ce pas votre frère?
– Non. Anton Antonovitch, je…
– Hum! Vous m’étonnez… Il m’avait semblé qu’il devait être un de vos proches parents. Savez-vous qu’il existe entre vous une certaine ressemblance… Un air de famille.
M. Goliadkine resta pétrifié de stupéfaction. Il en perdit même, pendant quelques instants, l’usage de la parole. Il y avait de quoi. Prendre ainsi à la légère un fait à ce point inouï, monstrueux, un fait vraiment unique en son genre, un fait qui n’eût pas manqué de frapper le spectateur le plus ordinaire! Invoquer un air de famille!… là où il s’agissait d’une identité aussi parfaite que celle d’un homme et de son image dans la glace.
– Je voudrais, voyez-vous, Iakov Petrovitch, vous donner un conseil, continua Anton Antonovitch. Vous devriez aller voir un médecin et le consulter sérieusement. Vous n’avez pas l’air d’être tout à fait dans votre assiette. Vos yeux, en particulier… ont une expression très étrange…
– Non, Anton Antonovitch, évidemment je ne me sens pas… c’est-à-dire… je voudrais vous demander à propos de ce fonctionnaire…
– Eh bien?
– N’avez-vous pas remarqué quelque chose d’anormal en lui, Anton Antonovitch? Quelque chose de particulièrement caractéristique?
– C’est-à-dire?
– C’est-à-dire, je voulais vous demander, Anton Antonovitch, si vous n’aviez pas remarqué qu’il ressemblait étonnamment à quelqu’un… par exemple à moi? Vous avez parlé tout à l’heure, d’un air de famille… Vous en avez fait la remarque en passant, sans insister… Or savez-vous qu’on rencontre parfois des jumeaux qui se ressemblent l’un à l’autre comme deux gouttes d’eau? On ne parvient pas à les distinguer. Voilà ce dont je voulais vous entretenir.
– Oui, fit Anton Antonovitch, après un moment de réflexion et paraissant avoir pris conscience pour la première fois d’un fait de cette importance. C’est exact. La ressemblance est effectivement étonnante et votre jugement est absolument justifié. On peut réellement vous prendre l’un pour l’autre, ajouta-t-il en écarquillant les yeux de plus en plus. C’est une ressemblance miraculeuse, Iakov Petrovitch, une ressemblance fantastique, comme on dit quelquefois. Il est tout à fait comme vous, vraiment. L’avez-vous remarqué Iakov Petrovitch? J’avais d’ailleurs l’intention de vous en parler, de mon propre chef, mais je dois avouer qu’au début je n’y avais point attaché suffisamment d’importance. C’est un miracle, réellement un miracle. À propos, Iakov Petrovitch, je crois que vous n’êtes pas né ici? N’est-ce pas?
– C’est exact.
– Lui également, n’est pas né ici. Peut-être êtes-vous tous deux, de la même province? Puis-je vous demander où habitait ordinairement votre mère?
– Vous avez dit… Anton Antonovitch… vous avez dit… qu’il n’était pas d’ici.
– Non, il n’est pas d’ici. En vérité, c’est réellement miraculeux, continua le verbeux Anton Antonovitch, pour qui tout bavardage était une véritable fête; il y a vraiment de quoi éveiller la curiosité. Il nous arrive souvent de passer ainsi devant des choses dignes d’intérêt; on les frôle, on les heurte, et on ne les remarque pas. À ce propos, ne vous troublez pas trop. Ce sont des choses qui arrivent. Ainsi je vais vous raconter une histoire analogue arrivée à une de mes tantes maternelles. Elle aussi, juste avant sa mort, s’est vue en double.
– Non, pardonnez-moi si je vous interromps. Anton Antonovitch, mais je voudrais savoir. Anton Antonovitch, comment il se fait que ce nouveau fonctionnaire… enfin… comment est-il entré ici?
– Il remplace feu Siméon Ivanovitch. La place étant vacante, on a cherché un remplaçant et c’est lui qui a été nommé. À propos, savez-vous que ce brave Siméon Ivanovitch, d’après ce que l’on raconte, a laissé trois enfants, plus petits les uns que les autres. Sa femme s’est jetée plusieurs fois, suppliante, aux pieds de Son Excellence. On prétend cependant qu’elle cache son jeu, qu’elle a de l’argent mais qu’elle le cache…
– Mais Anton Antonovitch, je voudrais revenir à notre sujet…