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– C’est-à-dire? Ah! bon! Mais pourquoi vous intéressez-vous tellement à cette histoire. Je vous le répète: Ne vous tracassez pas. Tout cela est d’ailleurs provisoire. Enfin quoi? Ce n’est pas votre faute. C’est le bon Dieu lui-même qui a arrangé ainsi les choses; c’est sa volonté, et ce serait pécher que de protester. C’est un signe de sa grande sagesse. Quant à vous, Iakov Petrovitch, il me semble que vous n’êtes en rien responsable de tout cela. Les miracles ne manquent pas en ce monde. Notre mère nature est généreuse… Personne ne viendra vous demander des comptes, à vous. À propos, je suppose que vous avez entendu parler de ces… comment diable les appelle-t-on? Ah! oui, ces… frères siamois; il paraît qu’ils sont soudés par le dos et qu’ils vivent ainsi ensemble. Il paraît que cela leur rapporte beaucoup d’argent.

– Permettez, Anton Antonovitch…

– Je vous comprends je vous comprends. Bon. Enfin quoi? Ce n’est rien. Je vous le répète, après mûre réflexion, il n’y a vraiment pas de quoi se tracasser. Que voulez-vous? C’est un fonctionnaire comme un autre, un homme assez diligent, paraît-il. Il s’est présenté en disant qu’il se nommait Goliadkine, qu’il venait d’une autre province et qu’il était conseiller titulaire. Il a eu une entrevue personnelle avec Son Excellence.

– Et Son Excellence?

– Cela s’est fort bien passé. Il a donné des explications très suffisantes. Ses motifs ont paru valables. Il a dit: «Voilà ma situation telle qu’elle est, Excellence. Je n’ai pas de fortune personnelle: je désire servir et surtout sous les ordres éclairés de Votre Excellence», et ainsi de suite… Il a débité toute la série de compliments avec beaucoup d’habileté, je dois le dire. Un homme intelligent, certainement, D’autre part, il était évidemment recommandé. C’est impossible, autrement.

– Et par qui était-il recommandé?… Autrement dit, qui a mis la main dans cette honteuse affaire?

– Bah! il paraît que c’est une très bonne recommandation. Son Excellence et André Philippovitch ont même un peu ri, prétend-on.

– Son Excellence et André Philippovitch ont un peu ri?

– Oui. Enfin ils ont souri et ont déclaré que cela leur paraissait suffisant, et, que de leur côté, ils étaient parfaitement d’accord, à condition qu’il serve avec probité…

– Et alors? Et après? Je suis passablement intrigué, Anton Antonovitch. Continuez je vous en supplie.

– Permettez… J’ai de nouveau peine à vous comprendre… Enfin je vous le dis, il n’y a rien… rien d’extraordinaire dans tout cela. Encore une fois, ne vous tracassez pas. Il n’y a rien de menaçant pour vous dans cette affaire.

– Non, ce n’est pas cela. Je voulais vous demander, Anton Antonovitch, si Son Excellence n’avait pas ajouté quelques mots… par exemple… à mon sujet?

– Pardon? Mais certainement. Évidemment. Mais, enfin, rien de grave. Voue pouvez être absolument tranquille. C’est une coïncidence, je vous l’accorde, assez singulière et, à première vue… au fond, remarquez, je ne m’en suis d’ailleurs pas aperçu, au début. Je ne sais pas comment je n’ai pas remarqué cette ressemblance avant que vous ne me l’ayez signalée. Mais, en tout état de cause, vous pouvez être pleinement rassuré. Ils n’ont rien dit d’extraordinaire, absolument rien, ajouta l’affable Anton Antonovitch en se levant de sa chaise.

– Je voulais encore, Anton Antonovitch…

– Ah! Excusez-moi. Je ne me suis que déjà trop répandu en bavardages, alors que j’ai une affaire urgente. Très importante qui m’attend. Il faut absolument prendre quelques renseignements.

– Anton Antonovitch, appela soudain la voix suave et polie de André Philippovitch. Son Excellence vous demande.

– De suite, de suite, André Philippovitch, j’y vais tout de suite. Anton Antonovitch prit en main une pile de papiers et se précipita d’abord vers la table d’André Philippovitch, puis dans le bureau de Son Excellence.

– Ah! Voilà ce que c’est, voilà donc le jeu qu’ils jouent en ce moment. Ah! je vois dans quelle direction souffle le vent maintenant… Tout cela n’est pas mauvais… Les affaires prennent un tour assez favorable, se disait M. Goliadkine en se frottant les mains; il était joyeux au point de ne plus sentir la chaise sous lui. On considère donc notre affaire comme une affaire ordinaire. Tout se résout donc en vétilles, sans aucun résultat positif. Et de fait, personne ne proteste… Tous ces brigands sont là, plongés dans leur travail. Parfait, parfait. Les braves gens, je les aime bien, je les ai toujours aimés, je suis tout prêt à les estimer… Cependant, il me semble… en y réfléchissant bien… cet Anton Antonovitch… il doit être dangereux de se confier à lui. Les ans ont fortement pesé sur lui, il a la tête trop blanche. Enfin, le principal, l’important dans toute cette histoire, c’est que Son Excellence n’ait soufflé mot de tout cela, qu’elle ait passé la main… C’est parfait. J’approuve. Mais que vient faire dans tout cela André Philippovitch avec ses petits rires? De quoi se mêle-t-il? Vieille barbe, va. Il se trouve toujours sur votre chemin, celui-là. Il est toujours prêt à traverser la route devant vous, comme un chat noir. Oui, toujours en travers et dans le dos…»

À nouveau, M. Goliadkine fit des yeux le tour de la salle. À nouveau, il se sentit plein d’espérance. Il y avait pourtant quelque chose qui le tracassait; une pensée lointaine, une pensée de mauvais augure. À un moment, il fut à deux doigts de se décider à prendre les devants, à sonder d’une façon ou d’une autre quelques-uns de ses collègues. Cela lui était possible à la sortie du bureau, par exemple ou ici même, sous le prétexte de demander quelque renseignement relatif au travail. Entre deux phrases, il aurait pu glisser: «Voilà ce qui en est, Messieurs, voilà. Jugez vous-mêmes. La ressemblance est frappante, l’événement étrange. Une vraie parodie.» Et faisant semblant de plaisanter lui-même, il aurait pu ainsi mesurer la gravité du danger. «Il faut toujours se méfier de l’eau qui dort, il s’y trouve toujours quelque diablotin.» Telle fut la conclusion de notre héros. Néanmoins, il se reprit à temps et ses intentions restèrent au stade de la réflexion. Il se rendit compte que ce serait aller trop loin. «Telle est ta nature, se dit-il en se donnant de la main une légère pichenette sur le front. À peine lancé dans le jeu, tu t’emballes. Âme assoiffée de justice! Non, il vaut mieux que nous attendions un peu, Iakov Petrovitch. Que nous attendions encore, quitte à en souffrir.» Malgré cette conclusion, M. Goliadkine se sentit rempli d’espérance. Il lui semblât qu’il ressuscitait d’entre les morts.

«Ça va mieux, se dit-il, j’ai l’impression qu’on m’a enlevé un poids de deux tonnes de la poitrine. En voilà une affaire! Tout était simple comme le bonjour. Le coffret s’ouvrait tout seul. Krilov avait raison, oui, il avait raison… Un malin, ce Krilov, et un très grand fabuliste… Quant au nouveau venu, eh bien, qu’il travaille, qu’il travaille tout son saoul à condition toutefois de ne point empiéter sur le terrain d’autrui et de ne faire de tort à personne. Oui, c’est cela, je suis d’accord pour son travail, j’approuve pleinement…»

Et cependant les heures passaient, les heures volaient. Il était déjà quatre heures. Les bureaux se fermaient. André Philippovitch prit son chapeau; selon l’usage, chacun suivit son exemple. M. Goliadkine s’attarda un peu, juste le temps nécessaire pour sortir le dernier.

Les autres fonctionnaires s’étaient déjà dispersés, chacun rentrant chez soi. Une fois dans la rue, M. Goliadkine se sentit aussi heureux que s’il était au paradis. Il éprouva même le désir de faire un petit tour, de se promener sur la Perspective Nevski.