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Il s’anima, s’échauffa, petit à petit, et se lança, enfin, dans une conversation vivante et passionnée avec son compagnon. Quand il était dans un bon jour, M. Goliadkine aimait beaucoup parler de choses intéressantes. Ainsi en fut-il ce soir-là. Il parla de la capitale, de ses beautés, de ses distractions, des théâtres, des clubs, du dernier tableau de Brullov. Il raconta l’histoire de deux Anglais, venus spécialement de Londres à Saint-Pétersbourg pour admirer la grille du Jardin d’Été et repartis aussitôt après. Il parla ensuite du service, d’Olsoufi Ivanovitch et d’André Philippovitch, déclara, qu’à son avis, la Russie marchait vers le progrès d’heure en heure, cita à ce propos le vers suivant:

Chaque jour s’épanouit la science du verbe.

Il mentionna également un fait divers qu’il avait lu dernièrement dans L’Abeille du Nord, parla d’un serpent python des Indes, doué d’une force exceptionnelle, du baron Brambaeus, etc… Bref, M. Goliadkine était pleinement satisfait, ce soir-là; d’abord parce qu’il jouissait d’une tranquillité complète, ensuite parce qu’il ne craignait plus ses ennemis et se sentait même préparé à les affronter en un combat décisif, enfin parce que lui-même se trouvait en ce moment dans la position d’un protecteur, d’un bienfaiteur.

Et pourtant, dans le fond de son âme, il sentait que ce bonheur n’était pas absolument parfait en cette minute; il décelait en lui-même, la présence d’un ver rongeur, un ver minuscule, certes, mais terriblement actif et ce ver rongeait en ce moment même son cœur, le souvenir de la soirée passée la veille chez Olsoufi Ivanovitch le tourmentait. Il eût donné cher pour que certains événements de cette fameuse soirée ne fussent jamais arrivés. «Bah! ce n’est rien», conclut-il, en prenant la ferme résolution d’adopter à l’avenir, une conduite irréprochable et à ne plus être sujet à de pareils errements. Sur ces entrefaites, se sentant très remonté et presque heureux, M. Goliadkine eut le désir de jouir un peu de la vie. Petrouchka apporta le rhum et confectionna un punch. Les deux hommes en vidèrent un verre, puis un second. L’invité devint de plus en plus aimable. À plusieurs reprises, il donna des preuves de sa franchise et de son heureux tempérament. Il participait entièrement à l’allégresse de M. Goliadkine, paraissait se réjouir de la joie de ce dernier, qu’il considérait manifestement comme son seul et véritable ami.

Tout à coup, il s’empara d’une plume et d’une feuille de papier, et demandant à M. Goliadkine de ne pas le regarder, se mit à écrire. Quand il eut terminé il montra à son ami le fruit de ses œuvres. C’était un quatrain passablement sentimental, mais admirable quant à la forme et à l’écriture.

Il s’agissait évidemment d’une composition personnelle de l’aimable compagnon de M. Goliadkine. Voici ces vers:

Même si tu m’oublies,

Je ne t’oublierai jamais.

Tout peut arriver dans la vie,

Mais, toi aussi, ne m’oublie jamais.

Les larmes aux yeux, M. Goliadkine étreignit son hôte. Profondément ému, il fit à son nouvel ami les confidences les plus intimes, les plus secrètes. Il fit souvent allusion à André Philippovitch et à Clara Olsoufievna. «Ah! tu verras, Iakov Petrovitch, répétait-il à son invité, nous nous entendrons très bien, toi et moi. Nous vivrons comme des vrais frères. Comme des poissons dans l’eau. Et nous allons ruser, vieux frère, nous allons ruser: nous allons intriguer contre eux, oui, nous allons leur monter une pièce à notre façon… Surtout ne te fie pas à eux. Je te connais, Iakov Petrovitch, je comprends ton caractère. Tu es capable de tout leur raconter, toi, âme sensible et droite. Tiens-les tous à distance, vieux frère.» L’hôte était totalement d’accord avec M. Goliadkine. Il le remercia vivement et versa même quelques larmes. «Écoute, Iacha, continua notre héros d’une voix chevrotante et affaiblie, écoute, Iacha, vient loger chez moi, pour quelque temps ou même pour toujours. Nous ferons bon ménage. Qu’en penses-tu, frère? Et puis ne te tourmente pas à propos de cette ressemblance entre nous, de cette étrange coïncidence; ne t’insurge pas. C’est la nature. Et s’insurger contre la nature est pécher. Notre mère nature est généreuse, comprends-le bien, frère Iacha. Je te le dis, par amour, par amour fraternel! Ah, toi et moi, on va en faire des intrigues, Iacha. Nous leur tendrons des pièges et, tu verras, nous les moucherons…»

Les deux hommes en étaient à leur quatrième verre de punch. M. Goliadkine était dominé par deux sentiments: Le premier, celui de ne pas pouvoir se tenir sur ses jambes, le second celui d’une félicité sans bornes.

Il invita naturellement son hôte à passer la nuit dans son appartement. On confectionna, tant bien que mal, un lit à l’aide de deux rangées de chaises. M. Goliadkine jeune, déclara que, sous un toit ami, il était doux de dormir même sur le plancher, et que pour sa part, il se sentait capable de s’endormir n’importe où, plein de reconnaissance. Il se sentait maintenant au paradis, ajouta-t-il, après une longue suite de malheurs et de souffrances. Que n’avait-il déjà vu et enduré? Et l’avenir lui réservait peut-être d’autres souffrances encore?… M. Goliadkine aîné protesta vivement contre ces assertions et se mit en devoir de lui prouver qu’il était indispensable d’avoir foi en la justice de Dieu… Son compagnon abonda dans son sens et, à son tour, déclara que «Dieu, certes, n’avait pas son pareil». À ce propos, M. Goliadkine aîné évoqua les Turcs et leur donna raison d’adresser, même pendant leur sommeil, des invocations à leur Dieu.

Notre héros, en désaccord sur ce point avec certains savants, qui calomniaient le prophète turc Mohamed, le considérait, lui, comme un grand homme politique. Des Turcs, M. Goliadkine passa directement à la description, assez vivante d’ailleurs, d’un salon de coiffure algérien, description qu’il avait lue dans un livre. Les deux hommes riaient longuement de la candeur des Turcs, non sans rendre hommage toutefois, à leur extraordinaire fanatisme, exalté par l’opium… L’hôte se mit à se déshabiller. M. Goliadkine se retira derrière la cloison. Il craignait d’une part, que son invité n’eût pas de chemise convenable, et ne voulait pas l’humilier par sa présence. Il voulait d’autre part, s’assurer du comportement de Petrouchka, le sonder un peu, l’égayer si possible, lui faire quelque gentillesse. M. Goliadkine désirait fortement que la paix et le bonheur régnassent, ce soir, sous son toit. Remarquons également que l’attitude de Petrouchka avait toujours le don de mettre M. Goliadkine mal à l’aise.

– Tu devrais te coucher maintenant, Pierre – dit notre héros d’une voix douce, en entrant dans le compartiment réservé à son valet. Couche-toi maintenant, et demain matin réveille-moi à huit heures. M’as-tu bien compris, Petrouchka?