Le ton de son refus, sec et cassant, produisit une profonde impression sur notre héros. «J’aurais peut-être intérêt à l’attaquer de biais, se dit-il, par exemple, en entreprenant Anton Antonovitch.» Par malheur pour notre héros, Anton Antonovitch était absent. Lui aussi avait été appelé et se trouvait occupé en ce moment.
«Il avait ses raisons pour me demander de lui épargner les explications et les bavardages, se dit notre héros. Oui, c’est cela qu’il avait en vue, ce vieux scélérat. Tant pis, dans ces conditions, il ne me reste plus qu’à aller implorer Son Excellence.»
Toujours blême, sentant un désordre complet dans sa tête, en proie aux doutes, ne sachant quel parti prendre, M. Goliadkine s’affaissa sur une chaise. «Il serait nettement préférable que tout cela n’ait aucune véritable signification, répétait-il sans cesse mentalement; en vérité, une situation aussi ténébreuse est en tous points incroyable. Certainement c’est une bagatelle… c’est absolument impossible. Non, j’ai dû avoir une vision… j’ai dû prendre la réalité pour quelque chose d’autre. Sans doute suis-je allé moi-même chez le directeur… et une fois là, me suis-je pris pour quelqu’un d’autre? En un mot tout cela est absolument impossible.»
À peine M. Goliadkine eut-il le temps de conclure à l’impossibilité de toute cette affaire que son homonyme fit irruption dans le bureau, portant sous le bras et dans les mains une grande quantité de dossiers.
En passant, il glissa quelques mots, sans doute indispensables à André Philippovitch, échangea quelques paroles avec un autre fonctionnaire, fit quelques amabilités à l’un, quelques plaisanteries familières à l’autre. Visiblement, il n’avait pas de temps à perdre en occupations futiles. Il s’apprêtait à franchir le seuil de la porte, pour sortir du bureau, lorsque par bonheur pour notre héros, il fut retardé par deux ou trois jeunes fonctionnaires qui entraient et avec qui il entra en conversation. M. Goliadkine se précipita sur lui. Mais M. Goliadkine jeune s’aperçut immédiatement de la manœuvre de notre héros. Le regard inquiet, il chercha aussitôt une issue pour se dérober à l’entretien. Mais déjà notre héros l’agrippait par la manche. Les fonctionnaires qui se trouvaient près des deux conseillers titulaires s’écartèrent, attendant avec curiosité les suites des événements.
M. Goliadkine comprenait parfaitement, qu’en cet instant, toutes les sympathies allaient à son rival. Il se rendait compte qu’une cabale était montée contre lui. Raison de plus pour affirmer ses droits. Le moment était décisif.
– Eh bien? proféra son homonyme, lui lançant un regard plein d’insolence.
M. Goliadkine respirait à peine.
– Je ne sais, Monsieur, commença M, Goliadkine aîné, comment interpréter votre étrange conduite à mon égard.
– Bon. Continuez, répondit M. Goliadkine jeune en jetant un regard à la ronde et l’accompagnant d’une œillade aux fonctionnaires qui les entouraient, comme pour les prévenir que la comédie allait commencer.
– L’insolence et le sans-gêne de vos procédés à mon égard, vous accusent dans le cas présent plus durement… que mes paroles ne pourraient le faire. Ne fondez pas trop d’espoirs sur vos manœuvres… elles sont maladroites.
– Allons, Iakov Petrovitch, dites-moi plutôt comment vous avez dormi? répondit M. Goliadkine jeune, regardant son interlocuteur droit dans les yeux.
– Ne vous oubliez pas, Monsieur, répondit notre héros, complètement désemparé, se tenant à peine sur ses jambes, j’espère que vous allez changer de ton…
– Ah! mon cher petit… lança M. Goliadkine jeune avec une grimace passablement provocante, puis, subitement, sans que rien ait pu faire prévoir son geste, en guise de caresse, il saisit entre deux doigts la joue droite assez dodue de notre héros. Ce dernier s’embrasa… Muet de rage, rouge comme une écrevisse, M. Goliadkine tremblait de tous ses membres; son adversaire se rendit compte que, poussé dans ses derniers retranchements, notre héros était sur le point de passer à l’agression. Aussi le devança-t-il aussitôt de la manière la plus éhontée. Il lui tapota deux fois la joue droite, le chatouilla à deux reprises, jouant encore quelques secondes avec son rival immobile, éperdu de rage, à la grande satisfaction des jeunes fonctionnaires qui les entouraient. Enfin, comble d’arrogance, il donna une pichenette sur le ventre proéminent de son antagoniste et avec un sourire plein de fiel et de sous-entendus, il lui glissa: «Tu es un petit plaisantin. Nous leur jouerons des tours, Iakov Petrovitch, oui des tours…» Puis, sans attendre que notre héros ait eu le temps de reprendre ses esprits après ce nouvel assaut, M. Goliadkine jeune, après un nouveau sourire pour la galerie, se composa immédiatement une attitude officielle, l’attitude d’un homme très affairé, très occupé. Il baissa les yeux, s’effaça, se recroquevilla et murmura en hâte: «J’ai une commission urgente.» Enfin, il agita ses jambes courtaudes et se faufila dans la pièce voisine.
Notre héros resta pantois. Il n’en croyait pas ses yeux et ne parvenait pas à se remettre de ses émotions…
Il reprit enfin ses esprits. Il se rendit compte aussitôt qu’il était perdu, ridiculisé, déshonoré, couvert de honte. On l’avait bafoué en public et celui qui l’avait bafoué était l’homme que la veille il considérait comme son meilleur, son plus sûr ami. Il était compromis à jamais.
M. Goliadkine se lança à la poursuite de son ennemi. En cet instant il n’avait cure des témoins de l’offense. «Ils sont de mèche, se répétait-il, tous ils marchent la main dans la main. Et chacun ne pense qu’à exciter son voisin contre moi.» Cependant, au bout d’une dizaine de mètres, notre héros se rendit compte que toute poursuite était vaine et revint sur ses pas.
«Tu ne m’échapperas pas, se dit-il, tu tomberas tôt ou tard dans mes rets. Le loup aura à répondre pour les larmes de l’agneau.» Plein de rage froide et d’énergique résolution il parvint à sa chaise et s’assit.
«Tu ne m’échapperas pas», répéta-t-il. Il ne s’agissait plus maintenant pour lui de se tenir passivement sur la défensive. Il fallait passer résolument à l’attaque.
Celui qui aurait vu en cet instant M. Goliadkine, rouge de colère, contenant à grand-peine son émotion, tremper sa plume dans l’encrier et se mettre à écrire rageusement, aurait certainement conclu que l’affaire n’en resterait pas là et que notre héros ne se contenterait jamais d’une banale et bénigne solution. Une ferme résolution se forma dans le fond de son âme. De tout son cœur, il se jura de la mettre à exécution. À vrai dire, il ne savait pas encore très bien quelle ligne de conduite il adopterait, ou plutôt il ne savait même pas du tout ce qu’il devait faire. Mais peu importait… «Non, Monsieur, en notre siècle l’usurpation et l’effronterie ne payent pas. L’usurpation et l’effronterie vous mènent à la potence, Monsieur, et non au bonheur. Seul Grichka Otrepiev est parvenu à ses fins, en usurpant un nom et un titre; il a trompé un peuple aveugle, pas longtemps d’ailleurs.»
En dépit de ces considérations, M. Goliadkine décida d’attendre, pour agir, le moment où les masques tomberaient d’eux-mêmes, dévoilant le vrai caractère des gens et des choses. Il fallait, avant tout, attendre l’heure de la cessation du travail et ne rien entreprendre auparavant. À la sortie du bureau, il y avait certaines mesures à prendre. Ces mesures une fois prises, il savait le plan qu’il lui fallait adopter pour briser l’impudente idole, pour écraser le serpent qui ronge le cadavre, le serpent qui méprise les faibles. En tout cas jamais M. Goliadkine ne permettra qu’on le traite comme une chiffe, comme une loque juste bonne à essuyer des bottes crasseuses, jamais il ne s’y prêtera et particulièrement dans la conjoncture présente. N’eût été ce dernier affront, notre héros se fût résolu, peut-être, à retenir l’élan de son cœur, il eût peut-être gardé le silence, adopté une attitude conciliante, sans s’obstiner à de trop véhémentes protestations. Il se serait contenté de discuter un peu, d’affirmer ses droits irrécusables: il aurait fait d’abord quelques légères concessions, puis quelques autres encore, enfin aurait accepté un compromis total, après que ses adversaires eussent reconnu solennellement qu’il était dans son plein droit.