Après, ma foi, il aurait été prêt à une réconciliation complète; il se serait même attendri quelque peu. Peut-être, sait-on jamais, ça aurait pu être le point de départ d’une nouvelle amitié, amitié solide et chaleureuse, plus large encore que celle de la veille. Cette nouvelle amitié aurait pu effacer complètement les inconvénients résultant de la fâcheuse ressemblance de leurs personnes; elle aurait apporté le bonheur aux deux conseillers titulaires qui auraient pu alors vivre en paix jusqu’à cent ans et… Disons plus, M. Goliadkine commençait à regretter son intervention pour la défense de son droit, qui ne pouvait avoir que des suites fâcheuses.
«Qu’il batte en retraite, qu’il déclare, que tout cela n’était qu’une blague et je suis prêt à lui pardonner, se dit M. Goliadkine, je lui pardonnerai plus volontiers encore s’il le déclare publiquement Mais jamais je ne me laisserai traiter comme une chiffe; je ne l’ai jamais permis à personne, pas même à de plus forts que lui. Raison de plus pour ne pas tolérer pareille offense de la part d’un homme aussi corrompu. Je ne suis pas une loque, Monsieur, non, je ne suis pas une loque.» La conclusion de M. Goliadkine pouvait se résumer en une phrase: «Vous êtes, Monsieur, le seul et véritable coupable de tout cet état de choses.». Il était maintenant décidé à protester, à se défendre, par tous les moyens, jusqu’à la dernière extrémité. C’était dans son tempérament. Il ne pouvait s’incliner devant un affront; il ne pouvait admettre qu’on le piétinât comme on piétine une loque; il ne pouvait admettre cela, surtout de la part d’un homme aussi méprisable. On pouvait admettre à la rigueur qu’un homme fortement désireux, disons plus, absolument résolu à faire tourner en bourrique M. Goliadkine, y fut parvenu sans trop de résistance de la part de l’intéressé, et en tout cas sans grand danger. Ceci M. Goliadkine l’admettait parfois lui-même. Cet homme aurait fait de notre héros une loque, une loque lamentable, crasseuse, mais, une loque qui aurait eu tout de même de l’amour-propre, de l’enthousiasme, des sentiments; un pauvre petit amour-propre, certes, et de pauvres sentiments refoulés dans les replis profonds et crasseux de la misérable loque, mais des sentiments tout de même…
Les heures s’écoulaient avec une lenteur désespérante. Enfin quatre heures sonnèrent. Peu après, les fonctionnaires commencèrent à se lever et à quitter le bureau à la suite de leur chef pour regagner chacun sa demeure. M. Goliadkine se glissa dans la foule. Son œil veillait et ne quittait pas celui qu’il ne fallait pas laisser échapper. Notre héros vit son homonyme se diriger vers les gardiens du vestiaire. Suivant son odieuse habitude, M. Goliadkine jeune minaudait avec le gardien en attendant son pardessus. Moment crucial. Tant bien que mal M. Goliadkine se fraya un passage à travers la foule, ne voulant pas se laisser distancer et réclama, lui aussi, son pardessus. Mais son ami de la veille fut servi le premier. Évidemment, là encore, il avait su s’infiltrer, flatter le gardien, l’aduler en cachette, avec sa bassesse habituelle.
Il endossa son pardessus et lança un regard ironique à M. Goliadkine. C’était une, provocation directe et publique. Puis, avec son arrogance coutumière, il jeta un coup d’œil à la ronde et voulant conserver l’avantage moral qu’il avait acquis aux yeux de tous sur son adversaire, il se mêla en trottinant aux autres employés. Il dit un mot à l’un, chuchota un instant à l’oreille de l’autre, débita quelque flatterie à un troisième, décrocha un sourire au quatrième, serra une main, puis descendit allègrement l’escalier. Notre héros se précipita à sa suite et, à sa grande satisfaction, le rattrapa à la dernière marche. Il le saisit par le col de son pardessus. M. Goliadkine jeune parut assez embarrassé et regarda autour de lui d’un air désemparé.
– Que signifie votre attitude? murmura-t-il enfin d’une voix éteinte.
– Monsieur, si vous êtes un homme honorable, vous devez vous souvenir de nos relations cordiales d’hier, proféra notre héros.
– Ah! oui. Et à propos, avez-vous bien dormi?
De rage, M. Goliadkine ne put, durant quelques instants, prononcer un seul mot.
– Oui, j’ai fort bien dormi, moi… Mais permettez-moi de vous faire observer, Monsieur, que votre jeu est terriblement embrouillé.
– Qui prétend cela? Ce sont mes ennemis qui le disent, répondit abruptement celui qui se faisait appeler M. Goliadkine, et en même temps, d’un mouvement brusque, il se libéra de l’étreinte, assez faible d’ailleurs de notre héros.
Il bondit aussitôt dans la rue, inspecta les alentours puis, apercevant un fiacre, courut, se précipita dans la voiture et disparut aux yeux de M. Goliadkine aîné. Notre héros resta seul, abandonné de tous, en proie au plus grand désespoir. Il regarda autour de lui, mais ne vit aucun autre fiacre. Il voulut courir, mais ses jambes vacillaient. La tête renversée, la bouche largement ouverte, recroquevillé, sans forces, il s’appuya contre un bec de gaz. Il resta ainsi un long moment au beau milieu du trottoir. Tout paraissait perdu pour M. Goliadkine.
CHAPITRE IX
Tout, les hommes et jusqu’à la nature, semblait ligué contre M. Goliadkine. Mais il restait encore debout et ne s’avouait pas vaincu. Non, il n’était pas encore vaincu, cela il le sentait et il était prêt à lutter. Il mit tant d’énergie et d’exaltation à se frotter les mains, une fois passé le premier moment de stupeur, que, rien qu’à voir son attitude, on pouvait être sûr qu’il ne céderait à aucun prix. Toutefois le danger était manifeste. M. Goliadkine s’en rendait parfaitement compte.
Mais comment y remédier? Voilà la question. À un certain moment une idée lui traversa le cerveau: «Ne vaut-il pas mieux lâcher prise, et battre en retraite purement et simplement? Pourquoi? Et pourquoi pas? Je me tiendrais à l’écart comme si je n’étais pas en cause. Je laisserais faire, sans intervenir. Je n’y suis pour rien, un point, c’est tout. De son côté, il cédera peut-être lui aussi? Il tournera comme une toupie, le scélérat, tournera encore et cédera. Oui, c’est cela. Je l’emporterai par la résignation. Mais, au fait, où donc est le danger? De quel danger s’agit-il? J’aimerais bien que quelqu’un me dise où se trouve le danger? Une affaire banale. Une affaire ridicule… et rien de plus…» Ici M. Goliadkine s’arrêta net. Les mots se figèrent sur sa langue. Il s’en voulut à mort d’avoir de pareilles pensées. Il s’accusa aussitôt de bassesse et de couardise. Mais cela n’avançait en rien ses affaires. Il sentait clairement qu’une décision quelconque était, dans le moment présent, d’une nécessité impérieuse. Il sentait aussi qu’il serait prêt à payer cher celui qui lui indiquerait une solution. Mais comment la trouver seul? Il n’avait pas d’ailleurs le temps de la chercher. À tout hasard et pour ne pas perdre trop de temps il prit un fiacre et se fit rapidement conduire chez lui. «Alors, comment te sens-tu maintenant? se demanda-t-il, oui, comment vous sentez-vous en ce moment, Iakov Petrovitch? Que vas-tu faire? Que comptes-tu faire maintenant, espèce de lâche, espèce de fripouille. Tu as tout fait pour en arriver là et maintenant, tu pleurniches, tu te lamentes.» Ballotté par les cahots de son vétuste équipage, M. Goliadkine se gaussait de lui-même. Ces acerbes plaisanteries, qui avivaient ses propres plaies, constituaient pour lui, en cet instant, le plus vif plaisir, disons plus, la plus grande des voluptés.