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«Supposons une seconde, se dit-il, qu’un magicien se présente tout à coup devant toi – un magicien ou quelque autre homme investi de pouvoirs surnaturels et te dise: Donne-moi un doigt de ta main droite, Goliadkine et nous serons quittes; il ne sera plus question de l’autre Goliadkine et tu seras heureux avec un doigt de moins… Eh bien, je lui donnerais ce doigt, je le donnerais certainement, je le donnerais sans sourciller. Que le diable emporte tout cela, s’écria enfin le pauvre conseiller titulaire au comble du désespoir. Pourquoi tous ces malheurs? Pourquoi fallait-il que tout cela m’arrive, justement cela et pas quelque chose d’autre. Et tout allait si bien au début. Tout le monde était content et heureux. Il a fallu que ça arrive… Enfin nous ne parviendrons à rien avec des paroles. Il faut agir.»

Sur le point de prendre une résolution, il entra dans son appartement. Sans perdre un instant il saisit sa pipe, se mit à tirer dessus, à aspirer de toutes ses forces, laissant échapper de tous côtés des nuages de fumée et parcourut la pièce en tous sens, en proie à une vive émotion. Petrouchka, cependant, commençait à mettre la table. Tout à coup, sa décision enfin irrévocablement prise, M. Goliadkine jeta sa pipe, enfila son pardessus et sortit précipitamment, en criant à son valet qu’il ne dînerait pas à la maison. Dans l’escalier, il fut rattrapé par Petrouchka qui, hors d’haleine, lui tendait le chapeau, que notre héros, dans sa hâte, avait oublié. Goliadkine prit le chapeau et voulut dire en passant quelques mots pour justifier cet oubli, afin que Petrouchka ne pût imaginer quelque sottise sur les motifs de son trouble. Mais, Petrouchka ne daigna pas lui jeter un regard et s’en fut. M. Goliadkine, sans autre explication, mit son chapeau sur sa tête et descendit en courant l’escalier, en murmurant que tout pouvait encore s’arranger favorablement. Il sentait néanmoins des frissons parcourir, tout son corps, de la tête aux pieds. Il héla un cocher et se fit conduire chez André Philippovitch.

«Au fait, ne vaut-il, pas mieux remettre cette visite à demain?» se dit-il tout à coup, s’apprêtant déjà à tirer le cordon de la sonnette de l’appartement d’André Philippovitch.

«Et d’ailleurs, que lui dirais-je? Je n’ai rien de particulier à lui dire. Quoi? Puisqu’il s’agit, somme toute, d’une affaire insignifiante, oui, d’une affaire absolument insignifiante, d’une misérable petite affaire de rien du tout… ou presque… enfin cela ne vaut pas très cher…» Brusquement M. Goliadkine tira la sonnette. Il entendit le grelot à l’intérieur, puis un bruit de pas… Déjà M. Goliadkine se maudissait pour sa précipitation et son audace. Ses récents ennuis et sa dernière altercation avec André Philippovitch qui étaient presque passés au second plan, par suite d’affaires plus urgentes, lui revinrent aussitôt à la mémoire. Mais il était trop tard pour fuir. Déjà la porte s’ouvrait. Par bonheur pour notre héros, on lui fit savoir qu’André Philippovitch n’était pas encore rentré du bureau et qu’il ne dînerait pas à la maison. «Je sais où il dîne, se dit notre héros, délirant de joie, il dîne certainement près du pont Ismailovsky.» Le serviteur lui demanda s’il y avait une commission à faire. «Non, mon ami, merci, ce n’est rien, je reviendrai», répondit notre héros et il descendit fort allègrement l’escalier.

Une fois dans la rue, il paya le cocher et le renvoya. Le cocher réclama un supplément. «J’ai dû attendre un bon moment, Monsieur, et n’ai point ménagé mon cheval à votre service», ajouta-t-il. M. Goliadkine lui accorda une gratification de cinq kopecks avec, d’ailleurs, un certain plaisir et s’en alla à pied.

«L’affaire est délicate, se disait-il en route, on ne peut se permettre de la négliger. Mais en y réfléchissant, en y réfléchissant bien, j’estime que pour le moment il est inutile de se faire du souci. Ah! non, à quoi bon toujours rabâcher la même histoire et me faire du mauvais sang. À quoi bon me tourmenter, me débattre, souffrir et me transpercer moi-même le cœur? Ce qui est fait est fait… on ne peut y revenir… non, on ne peut y revenir… Raisonnons un peu: Voici un homme… Voici un homme, dis-je… il a de bonnes recommandations; il a, dit-on, l’étoffe d’un bon fonctionnaire. Il est d’une conduite irréprochable. Il est pauvre et il a beaucoup de tracas dans la vie, oui, des ennuis de toutes sortes. Pauvreté n’est point vice. Par conséquent, je n’ai rien à faire dans cette affaire…

» De quoi s’agit-il, en effet? Voilà donc cet homme; il se trouve que, par un caprice de la nature, il ressemble, comme deux gouttes d’eau, à un autre homme. On dirait véritablement une copie. Va-t-on refuser pour cela de l’admettre dans l’administration? Si c’est la destinée, oui, la destinée, le destin aveugle qui est seul responsable de cette ressemblance, va-t-on le piétiner comme une chiffe, lui refuser le droit de travailler?… Et la justice dans tout cela?… C’est un homme pauvre, abandonné, désemparé. Le cœur se fend à le voir. La charité ordonne de le protéger. Parfaitement. Il ferait beau voir que nos chefs raisonnassent aussi mal que moi, tout à l’heure… Tête de linotte! Ah! oui, quelle cervelle d’imbécile! Bête comme dix à certaines heures. Ah! non, non! Heureusement que nos chefs ont bien agi; ils ont recueilli le pauvre malheureux… Bon, supposons maintenant que nous soyons jumeaux, oui, que nous soyons, ainsi, frères jumeaux de naissance, et rien de plus…

» Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela? Rien, absolument rien! On peut parfaitement habituer à cette idée les autres fonctionnaires… Je suis sûr qu’un étranger entrant dans notre bureau, ne trouverait rien d’indécent ni d’offensant à cette coïncidence. Il y a là même, un côté attendrissant… qui correspond à l’idée suivante: Dieu a décidé de créer deux êtres absolument identiques, et les chefs, pleins de bienveillance, comprennent la volonté divine et prennent les deux jumeaux sous leur protection. Évidemment, continua M. Goliadkine, en reprenant souffle et en baissant un peu la voix, évidemment il eût été préférable que rien de tout cela n’arrivât, ni l’attendrissante coïncidence, ni l’histoire des jumeaux… Que le diable emporte tout cela! On n’avait vraiment pas besoin de tout cela. On se serait bien passé de cette affaire… Ah! mon Dieu. Dans quel pétrin ils nous ont mis, ces démons… Il faut dire cependant que son caractère ne me dit rien qui vaille; et puis, il a un petit air enjoué et hypocrite… un vrai coquin, fureteur et servile, un vil flatteur, ce Goliadkine!… Il est capable de déshonorer mon nom par son inconduite, ce scélérat! Il faudra le surveiller de près. En voilà une corvée… Mais, au fond, est-ce bien utile? Certainement non. Lui, c’est une crapule, d’accord. Crapule il est, crapule il restera. Mais l’autre est honnête. Eh bien, qu’il reste crapule, et moi je resterai honnête. Les gens diront: Ce Goliadkine-ci est une fripouille; détournez-vous de lui et ne le confondez pas avec l’autre; celui-là, par contre, est honnête, vertueux, doux et paisible; on peut compter sur lui dans le travail et, certes, il mérite de l’avancement… voilà, c’est ainsi. Bon… et si… et s’ils venaient à nous confondre? Avec lui, tout est possible. Il est capable de se faire passer pour un autre, oui, parfaitement capable. Et aussi de faire passer cet autre pour une loque, sans même se rendre compte qu’un homme n’est pas une loque… Ah! mon Dieu, mon Dieu. Ah! quelle misère…»