» Enfin je ne veux pas mentionner votre étrange, pour ne pas dire incompréhensible comportement, à mon égard, au restaurant. Loin de moi le désir de palabrer sur la dépense d’un rouble, sans aucun profit pour moi. Toutefois je ne puis faire taire mon indignation au souvenir de l’évident attentat à mon honneur, dont vous vous êtes rendu coupable, Monsieur, et ceci en présence de quelques personnes qui, encore que je n’aie point l’honneur de les connaître, sont certes des gens d’un milieu très convenable…»
«Ne suis-je pas allé trop loin? se dit M. Goliadkine en relisant. N’ai-je pas exagéré? Ainsi, cette allusion au milieu convenable ne sonne-t-elle pas d’une façon trop offensante? Bah! tant pis! Il s’agit de montrer de la fermeté. Toutefois, pour adoucir, je pourrais lui glisser à la fin quelqu’amabilité, quelque flatterie. Voyons un peu cela…»
«Monsieur, je ne me serais pas permis de vous importuner par ma lettre, n’eût été ma profonde conviction que la noblesse de vos sentiments et la droiture de votre caractère sauront vous dicter les mesures à prendre pour remédier à vos manquements et remettre les choses en ordre, comme par le passé.
» Le cœur rempli d’espoir, je me permets de croire que vous ne verrez dans ma lettre rien qui puisse vous offenser et que vous ne refuserez pas une explication complète par une lettre que vous pouvez remettre à mon valet.
«Dans l’attente de votre réponse, j’ai l’honneur, Monsieur, d’être votre très dévoué serviteur.
I. GOLIADKINE.»
«Bon, tout cela est fort bien. L’affaire est réglée. Nous en sommes arrivés au stade de la correspondance. À qui la faute? À lui, évidemment! C’est lui qui m’a acculé à la nécessité d’exiger des explications par écrit. Moi, je suis dans mon droit…» M. Goliadkine relut une dernière fois sa lettre, la plia, la cacheta, puis appela Petrouchka. Le valet entra, les yeux comme d’habitude, bouffis de sommeil. Il paraissait fortement contrarié.
– Tu vas prendre cette lettre, mon ami… me comprends-tu?
Petrouchka resta muet.
– Tu vas prendre cette lettre et la porter à mon département; là, tu demanderas l’huissier de service; aujourd’hui, c’est Vahrameïev qui est de jour. Comprends-tu?
– Oui, je comprends.
– Je comprends. Tu ne peux pas dire: je comprends, M’sieur? Bon. Tu demanderas donc l’employé Vahrameïev. Tu lui diras: Voici ce qui se passe: mon maître vous fait transmettre ses salutations et vous prie humblement de rechercher dans le livre d’adresses de notre administration, l’endroit où habite le conseiller titulaire Goliadkine.
Petrouchka restait toujours muet. M. Goliadkine crut voir un sourire errer sur ses lèvres.
– Bien, tu lui demanderas donc l’adresse de ce nouveau fonctionnaire qui s’appelle Goliadkine.
– Entendu.
– Tu demanderas donc cette adresse et tu porteras cette lettre à l’adresse indiquée. Comprends-tu?
– Oui, je comprends.
– Et si à l’endroit… enfin, là où tu auras porté cette lettre, le Monsieur à qui tu remettras la lettre… ce Goliadkine enfin… Qu’as-tu à rire, crétin?
– Je ne ris pas. Je n’ai aucune raison de rire. Ça ne me regarde pas. Je n’y suis pour rien. Il n’y a rien de drôle pour moi…
– Bon, eh bien dans ce cas… si ce Monsieur commence à te demander comment va ton maître, enfin, comment il se porte… enfin s’il te pose des questions de ce genre… ne lui réponds rien, mais seulement dis-lui ceci; «Mon maître… va bien… il vous prie de lui donner une réponse par écrit.» Comprends-tu?
– Je comprends.
– Alors c’est entendu. Tu lui dis: «Mon maître… va bien… il se porte bien et s’apprête à se rendre chez des amis. Il attend de vous une réponse par écrit.» Compris?
– Compris.
– Alors, vas-y… Ah! il m’en donne du mal, ce crétin. Il passe son temps à ricaner. De quoi rit-il? Ah! je suis dans un sale pétrin! Je suis vraiment dans un sale pétrin en ce moment! Enfin, tout cela peut encore se terminer d’une manière favorable… Cette fripouille va mettre deux bonnes heures à lambiner en route… il s’arrêtera quelque part… On ne peut pas lui confier une commission. Ah! quel malheur! Quel malheur me tombe sur ma tête!…
Pleinement conscient de tous ses malheurs, notre héros décida d’adopter, au moins durant deux heures, une attitude passive, en attendant le retour de Petrouchka. Pendant une bonne heure il déambula à travers la chambre, fuma une pipe puis l’abandonna, essaya de lire, s’allongea ensuite sur le divan, reprit à nouveau sa pipe, enfin recommença sa promenade effrénée à travers la chambre. Il aurait voulu réfléchir, raisonner, mais était absolument incapable de se concentrer. Petit à petit, cette attitude passive le conduisit aux derniers stades de l’agonie. Il se décida à changer sa ligne de conduite. Il se dit: «Petrouchka ne sera pas là avant une heure. Je pourrais remettre ma clef au gardien et profiter de ce temps pour faire une enquête… pour faire mon enquête personnelle.» Sans perdre de temps, désireux de mener rapidement ses recherches, M. Goliadkine mit son chapeau, sortit sur le palier, ferma la porte à double tour, passa chez le gardien et lui remit la clef en l’accompagnant d’un pourboire de dix kopeks. Notons à ce propos que M. Goliadkine était devenu exceptionnellement généreux ces derniers temps, il sortit ensuite dans la rue et se mit en route vers la destination qu’il s’était fixée. Il marcha d’abord jusqu’au pont Ismailovsky, qu’il atteignit en une demi-heure. Parvenu là, il entra sans hésiter dans la cour de la maison qu’il connaissait si bien et leva les yeux sur les fenêtres de l’appartement du conseiller d’État Berendeiev…
À l’exception de trois fenêtres éclairées et voilées par des rideaux rouges, toutes les autres étaient obscures. «Olsoufi Ivanovitch n’a pas d’invités ce soir, se dit notre héros, et toute la famille est restée à la maison.»
M. Goliadkine resta un bon moment dans la cour, indécis. Il était sur le point de prendre une décision, mais au dernier moment il changea d’avis. Sa main esquissa un geste de lassitude. M. Goliadkine quitta les lieux. Dans la cour il se dit: «Non, ce n’est point ici que je dois aller. Qu’ai-je à faire ici? Je ferais mieux de faire ma petite enquête personnelle.» Ayant pris cette résolution, M. Goliadkine se dirigea vers son bureau. Il avait un assez long et pénible trajet à accomplir dans la boue. La neige mouillée tombait à gros flocons. Mais, en cet instant notre héros ignorait tous les obstacles. Il était trempé jusqu’aux os et passablement crotté, mais n’en avait cure. «Le principal est d’atteindre le but fixé», se répétait-il. Effectivement M. Goliadkine approchait de son but. Il apercevait déjà au loin devant lui la masse sombre de l’énorme bâtisse de l’administration publique. «Stop, se dit-il, où vais-je? Que vais-je faire ici? Bon, disons que je connaîtrais son adresse… Pendant ce temps Petrouchka sera déjà rentré à la maison en rapportant sa réponse. Je perds inutilement un temps précieux… J’ai dépensé mon temps en pure perte. Bah! ce n’est rien, je peux encore tout rattraper. Au fait, il serait peut-être bon de passer quand même chez Vahrameïev?… Non, pas la peine… plus tard… Ah! je n’avais aucun besoin de sortir… C’est un trait de mon caractère… Toujours pressé, que ce soit nécessaire ou non… toujours pressé de devancer les événements… Hum!… Quelle heure est-il? Pas loin de neuf heures, sans doute. Et si Petrouchka rentre et ne trouve personne à la maison? J’ai fait vraiment une sottise en sortant… Ah! quelle aventure!»