Ici M. Goliadkine sentit que ses mains et ses pieds se glaçaient.
Il ne respirait plus.
– Parfaitement, continua Petrouchka, ils ne sont jamais en double. Ils ne portent jamais offense à Dieu et aux honnêtes gens…
– Tu es ivre, vaurien… Va dormir maintenant, espèce de bandit. Et demain tu auras une correction, marmonna M. Goliadkine d’une voix à peine perceptible. Quant à Petrouchka, il bredouillait des paroles incompréhensibles.
Notre héros l’entendit s’allonger sur son lit; les ressorts du lit grincèrent. Petrouchka émit un long et sonore bâillement, s’étira et, finalement, s’endormit, en ronflant, du sommeil du juste.
M. Goliadkine était plus mort que vif. Le comportement de son valet, ses allusions étranges – trop vagues et trop lointaines, certes, pour motiver sa colère, d’autant plus qu’elles venaient d’un homme ivre – avaient bouleversé profondément notre héros. L’affaire prenait un tour nettement défavorable.
«Qu’est-ce qui m’a pris de le réveiller ainsi, en pleine nuit, murmura M. Goliadkine frissonnant de tout son corps sous l’emprise d’une étrange et désagréable sensation. Quelle idée d’aller me quereller avec un homme ivre? Que peut-on attendre décemment d’un homme ivre? Il ment à chaque mot. À quoi faisait-il allusion, au fait, ce bandit?
» Ah! mon Dieu. Et pourquoi as-tu écrit cette lettre. Tu es ton propre assassin… ton propre criminel. Ne pouvais-tu te taire? Il te fallait absolument faire une gaffe. Pas moyen de t’en passer, hein. Tu es déjà à deux doigts de ta perte, presque réduit déjà à l’état de loque, et te voilà encore qui te redresses, qui essaies de faire valoir ton amour-propre… Ton honneur souffre, paraît-il… eh bien, essaie donc de le sauver ton honneur, tu es ton propre assassin, va…»
Ainsi parlait M. Goliadkine, assis sur son divan, n’osant bouger de terreur. Soudain, ses yeux furent attirés par un objet qui lui parut digne, aussitôt, de la plus grande attention. Tremblant d’émotion, il tendit la main pleine d’espoir et de crainte, profondément intrigué. N’était-ce point un mirage, une illusion de ses sens, un produit mensonger de son imagination?… Non, ce n’était pas un mirage. Ce n’était pas une illusion. C’était bien une lettre, une vraie lettre qui lui était personnellement adressée. M. Goliadkine prit la lettre. Son cœur battait à se rompre…
«C’est sans doute ce bandit qui l’a apportée, se dit-il. Il a dû la poser sur la table et l’oublier ensuite. Oui, c’est ainsi que les choses ont dû se passer, exactement ainsi…»
La lettre venait du fonctionnaire Vahrameïev, jeune collègue et naguère ami de notre héros. «Tout cela je l’avais déjà pressenti, comme je prévois tout ce que contient cette lettre», pensa notre héros… Il se mit à lire:
«Cher Monsieur Iakov Petrovitch,
» Votre valet est ivre et on ne peut rien en tirer de positif. Pour cette raison, je préfère vous répondre par écrit. Je m’empresse de vous assurer que la commission dont vous m’avez chargé, à savoir la remise par mon intermédiaire de votre lettre à la personne en question, sera exécutée fidèlement et ponctuellement. Cette personne, bien connue de vous, compte à l’heure actuelle parmi mes amis. Je ne la nommerai point, ne voulant pas jeter le discrédit sur un homme absolument innocent. Cette personne, dis-je, réside actuellement, en notre compagnie, dans la pension de Caroline Ivanovna.
» Elle y occupe la chambre où s’arrêtait jadis, à l’époque où vous étiez des nôtres, cet officier d’infanterie, venant de Tambov. Je vous signale, en passant, que vous pouvez toujours rencontrer la personne en question partout où se trouvent des gens honnêtes et sincères, ce qu’on ne peut pas dire de tout le monde. D’autre part, je suis fermement résolu à cesser toute relation avec vous à dater de ce jour. Il nous est désormais impossible de conserver le ton amical et les rapports de camaraderie qui furent jadis les nôtres.
» En conséquence, je vous prie, Monsieur, de m’envoyer, par retour du courrier, les deux roubles que vous me devez pour les rasoirs de provenance étrangère que je vous ai vendus à crédit, il y a de cela sept mois; veuillez vous en souvenir, à l’époque de notre cohabitation chez Caroline Ivanovna, que je respecte de tout mon cœur. Mon attitude est motivée par le fait que, suivant l’opinion de gens intelligents, vous avez perdu complètement la notion d’honneur et de dignité, et que votre société est devenue un danger pour la moralité des gens sains et innocents. Il existe, en effet, des êtres qui vivent en dehors des principes du vrai et du bien, dont chaque parole est un mensonge et dont l’attitude hypocrite est plus que suspecte. Quant à défendre l’honneur outragé de Caroline Ivanovna, personne vertueuse, d’une conduite irréprochable, jeune fille, dans le vrai sens du mot, en dépit d’un âge déjà mûr, issue d’une honorable famille étrangère – il se trouvera toujours et partout des hommes prêts à le faire; certains de mes amis m’ont prié de vous le notifier dans ma lettre. Je prends la responsabilité de leurs déclarations.
» En tout état de cause, vous serez éclairé en temps voulu, sur ce point, si vous ne l’êtes déjà. Je tiens, d’ailleurs, de la même source, que vous vous êtes couvert de gloire, ces temps derniers, dans différents quartiers de la capitale; en conséquence, je suppose que vous avez été déjà suffisamment informé de l’opinion que les gens ont de vous. En terminant ma lettre, je vous déclare, Monsieur, que la personne que vous connaissez et dont j’omets volontairement et par pudeur le nom dans ma lettre, est fort estimée par les gens honorables. Elle joint à un caractère aimable et enjoué un grand zèle dans le travail; elle est fort appréciée par ses supérieurs et ses collègues et aussi par les gens de bien au milieu desquels elle vit; elle est fidèle à sa parole et à l’amitié et ne se permet jamais d’offenser par-derrière ceux avec lesquels elle se trouve publiquement liée par des rapports amicaux.
» Au demeurant, je reste votre dévoué serviteur.
N. VAHRAMEÏEV.»
«P.-S – Vous devriez chasser votre domestique. C’est un ivrogne et il doit vraisemblablement vous causer beaucoup de souci. Engagez à sa place Eustache qui servait chez nous dans le temps et qui se trouve sans travail. Votre valet est non seulement un ivrogne mais aussi un voleur. La semaine dernière il a vendu à Caroline Ivanovna une livre de sucre en morceaux pour un prix inférieur, ce qui me porte à croire qu’il avait dû vous dérober perfidement ce sucre, petit à petit, chaque fois que l’occasion s’en présentait.
» Je vous signale ceci pour votre bien. Je ne suis pas comme certains, qui ne tendent qu’à humilier et à tromper les gens de leur entourage, les plus honnêtes et les plus crédules tout spécialement, et s’empressent de les calomnier et à leur faire du tort en cachette, uniquement par jalousie et par dépit de ne pouvoir leur ressembler.
N. V.»
Après avoir lu la lettre de Vahrameïev, notre héros resta un long moment immobile sur son divan. Une lueur nouvelle perçait l’étrange et opaque brouillard qui l’enveloppait depuis deux jours. Il commença à voir clair… Il voulut se lever, faire quelques pas pour rafraîchir son cerveau et rassembler ses idées éparpillées, les concentrer sur un point, unique et mûrir ainsi, dans le calme, une décision.
Mais à peine eut-il esquissé un mouvement qu’il retomba épuise, impuissant, à la même place.