«J’avais tout pressenti, c’est certain! Cependant que veut-il dire dans sa lettre? Quel en est le sens véritable? En fait, j’en connais le sens; mais où cela nous mènera-t-il? S’il m’avait déclaré nettement: Faites ceci ou cela… on exige de vous ceci ou cela… eh bien, j’aurais obtempéré. Mais cette affaire commence à prendre une tournure passablement désagréable.
» Ah! je voudrais déjà être à demain. Je voudrais arriver au dénouement le plus vite possible. Maintenant je sais ce que je dois faire. Voilà, je leur dirai ceci: Je suis d’accord avec vos raisonnements, mais je refuse d’aliéner mon honneur… quant à l’autre… On verra. Comment se fait-il d’ailleurs que cet autre, ce personnage douteux, soit encore mêlé à cette affaire? Qu’est-il venu faire dans cette affaire? Ah! vivement demain! Ils sont en train de me calomnier; ils intriguent contre moi, ils essayent de me couler… L’important est de ne pas perdre de temps. Il serait bon, je crois, d’écrire immédiatement une lettre, faire quelques avances, quelques concessions… Et demain, à la première heure, j’enverrai la lettre, et moi-même, je prendrai les devants; oui, c’est cela, je lancerai une contre-attaque et ils verront, ces chers pigeons… Sinon, ils me traîneront dans la boue et ce sera fini.»
M. Goliadkine s’empara du papier, prit une plume et composa l’épître suivante, en réponse à la lettre du secrétaire gouvernemental Vahrameïev:
«Cher Monsieur Nestor Ignatievitch,
» J’ai lu votre lettre avec un profond étonnement et une sincère tristesse. J’ai compris clairement, qu’en faisant allusion à certaines personnes indignes et hypocrites, vous pensiez à moi. Je m’aperçois avec une sincère amertume, que la calomnie a vite fait de pousser ses longues et multiples racines au préjudice de mon calme, de mon honneur et de mon bon renom. Je constate également, et ceci m’est d’autant plus pénible et offensant, que les gens honnêtes, ceux dont les sentiments et les pensées sont nobles et sincères et le caractère droit et loyal, abandonnent le parti de l’honneur et de la vertu et s’agglutinent avec toutes les forces et les qualités de leur âme, autour de la perfidie malfaisante, qui, hélas, en notre époque cruelle et corrompue, se développe et s’étend avec une vigueur sans cesse accrue. J’ajoute, qu’en ce qui concerne la dette à laquelle vous avez fait allusion, je considère comme un devoir sacré de vous restituer intégralement ces deux roubles. Pour ce qui est de vos allusions, cher Monsieur, ayant trait à une personne du beau sexe, ainsi qu’aux intentions, aux desseins et aux revendications que vous lui prêtez, je vous déclare, Monsieur, qu’elles me restent incompréhensibles et nébuleuses. Permettez-moi, cher Monsieur, de préserver mon nom honorable et mes sentiments élevés de toute souillure; je me tiens toutefois à votre disposition pour une explication verbale. J’ai toujours estimé que ce genre d’explication est préférable à un échange épistolaire. Je suis prêt, également, à toute tentative de conciliation, à condition, évidemment, que la bonne volonté soit réciproque.
» À cette fin, je vous prie, Monsieur, de transmettre à la personne en question mon accord en vue d’un entretien personnel et privé; je lui laisse, par ailleurs, le soin de fixer l’heure et l’endroit de notre réunion.
» J’ai lu avec amertume, Monsieur, vos insinuations touchant à mes soi-disant offenses à votre égard; vous semblez me reprocher d’avoir trahi notre ancienne amitié et de vous avoir calomnié. Je mets ces accusations sur le compte d’un malentendu ou plutôt sur celui d’infâmes ragots, de la jalousie et de la haine de ceux que j’ai, en toute conscience, le droit de considérer comme mes ennemis implacables et cruels. Ceux-ci ignorent sans doute que l’innocence tire sa force d’elle-même et que l’impudence, l’effronterie et le sans-gêne révoltant de certains trouveront tôt ou tard leur récompense sous la forme du mépris général; ils périront alors, victimes de leur propre inconduite et de la dépravation de leurs cœurs. En conclusion, je vous prie, Monsieur, de transmettre à ces personnes, que leur étrange prétention, leur désir vil et fantastique d’usurper par la force la place de ceux qui l’occupent de plein droit, ne méritent qu’étonnement, dédain, compassion et surtout l’asile d’aliénés.
» J’ajoute, de plus, que des entreprises de cette sorte sont formellement interdites par les lois, ce qui me semble parfaitement justifié, car chacun doit se contenter de la place qui lui est dévolue. Il y a des limites à tout, et s’il s’agit, dans le cas présent d’une plaisanterie, j’affirme qu’elle est de mauvais goût et même tout simplement immorale. J’ose vous assurer, en effet, cher Monsieur, que les idées que je viens de vous exprimer sur la place dévolue à chacun relèvent des principes les plus purs de la morale.
» Au demeurant, j’ai l’honneur de rester votre dévoué serviteur.
I. GOLIADKINE.»
CHAPITRE X
Incontestablement, les événements de ces deux derniers jours avaient profondément bouleversé M. Goliadkine. Il eut mauvais sommeil; à vrai dire, il ne parvint pas à fermer les yeux plus de cinq minutes. C’était comme si quelque mauvais plaisant eût répandu dans son lit du crin finement coupé. Il passa la nuit moitié éveillé, moitié somnolent, se retournant sans cesse, passant d’un côté à l’autre, geignant, grognant, sombrant pour un instant dans le sommeil pour se réveiller aussitôt après. Il était en proie à une étrange anxiété, assailli sans relâche par d’informes souvenirs, par de monstrueuses visions.
Rien ne manquait à cette nuit «cauchemaresque»… Tantôt, dans une mystérieuse pénombre, apparaissait devant lui le visage d’André Philippovitch, un visage morose, sévère, avec un regard dur, impitoyable et, sur les lèvres, toute prête, une réprimande sèche et glaciale… M. Goliadkine voulait s’approcher de lui pour essayer de se disculper d’une façon ou d’une autre, pour tenter de lui démontrer qu’il n’était pas tel que ses ennemis le décrivaient, qu’il était au contraire un homme comme les autres et possédait, en outre de ses qualités innées, d’autres avantages substantiels… Mais à ce moment apparaissait un autre personnage facilement reconnaissable à son rictus infâme. En un tournemain il parvenait à réduire à néant toutes les tentatives de notre héros, se servant pour cela, de quelque stratagème crapuleux. Sous les yeux de M. Goliadkine cet odieux personnage jetait le discrédit sur sa réputation, bafouant son amour-propre, le traînant dans la boue, enfin, usurpant sa place dans le service et dans la société… Tantôt notre héros ressentait une démangeaison sur le crâne, résultat de quelque chiquenaude qu’on venait de lui octroyer. L’incident s’était déroulé dans un endroit public, peut-être même dans les bureaux de l’administration. Il avait été incapable de relever cette offense… Pendant que notre héros se creusait la tête pour comprendre pour quelle raison il avait été incapable de protester contre un tel affront, le souvenir de la chiquenaude prenait insensiblement une nouvelle forme.
C’était maintenant le souvenir de quelque lâcheté qui l’obsédait, de quelque lâcheté infime ou relativement d’importance. Il ne savait pas très bien s’il s’agissait de quelque chose dont il avait été témoin ou dont on lui avait parlé. Mais cette lâcheté, peut-être l’avait-il commise lui-même, peut-être même lui arrivait-il de la commettre fréquemment et à des fins honteuses?… Peut-être aussi sans aucune raison, par hasard, par pudeur ou par impuissance?… Pourquoi l’avait-il commise, oui, pourquoi?… Au fond M. Goliadkine savait parfaitement pourquoi.