À ce point, M. Goliadkine se mettait à rougir au milieu de son sommeil. Il cherchait à faire taire sa honte. Il affirmait en balbutiant: «Il est nécessaire de montrer de la fermeté de caractère, oui, une grande fermeté de caractère, c’est cela… et ensuite… Mais que signifie la fermeté de caractère?… À quoi sert de faire appel à la fermeté de caractère maintenant?…» Mais, ce qui irritait prodigieusement M. Goliadkine, c’était qu’à ce moment même apparaissait à nouveau le même personnage hideux. L’avait-on appelé? Venait-il de lui-même? L’affaire n’était-elle pas déjà réglée? Toujours est-il qu’il surgissait avec son affreux rictus et se mettait, lui aussi, à marmonner avec un infâme sourire: «De quelle fermeté de caractère s’agit-il? Quelle fermeté de caractère avons-nous, Iakov Pétrovitch, toi et moi?…»
Ensuite, M. Goliadkine se vit en compagnie de gens réputés pour leur intelligence et leur raffinement. Lui-même brillait par son extrême politesse et son esprit, il avait conquis toute l’assemblée. Il était même parvenu, à sa grande satisfaction, à séduire quelques-uns des ennemis qui se trouvaient là. Il était sans conteste le roi de la soirée… Suprême honneur, M. Goliadkine entendit le maître de la maison faire son éloge à un des invités qu’il avait pris à part. Il en fut ravi… Mais soudain, sans rime ni raison, surgissait à nouveau ce personnage hideux et cruel. En un tournemain, M. Goliadkine jeune renversait la situation. C’en était fait du triomphe et de la gloire de notre héros. Son homonyme l’éclipsait, le tramait dans la boue. Pis encore, il le faisait passer au rang d’une copie, dont lui-même était le brillant original. Il démontrait péremptoirement que notre héros n’était pas l’homme qu’on pouvait s’imaginer d’après les apparences et, qu’en conséquence, il devait être exclu de toute société brillante et distinguée. Cette scène s’était déroulée avec une telle rapidité que notre héros n’avait même pas eu le temps d’ouvrir la bouche. Déjà les invités étaient acquis, corps et âmes, à son infâme sosie. Avec le plus grand mépris, ils s’écartaient du malheureux M. Goliadkine. Aucun ne résistait à l’envoûtement de l’imposteur. Il les accaparait tous, l’un après l’autre, du plus brillant au plus insignifiant. Cet être faux et vaniteux savait employer les plus doucereuses flatteries pour arriver à ses fins. Il manœuvrait avec tant de douceur et d’habileté que son interlocuteur s’attendrissait immédiatement et, en signe de profonde satisfaction, se mettait à renifler et à verser des larmes d’émotion. Et tout cela était instantané. La rapidité d’action de cet individu louche et vain était stupéfiante. À peine a-t-il fini de tourner autour de l’un, à peine l’a-t-il conquis par ses flagorneries, que le voilà déjà auprès d’un autre. Encore quelques basses flatteries récompensées par un sourire aimable et notre homme, prenant appui sur une de ses petites pattes courtaudes et en vérité assez raides, s’élance vers un troisième. Nouvelles flatteries, nouvelles démonstrations de tendresse. À peine a-t-on le temps de faire ouf, qu’il est déjà auprès d’un quatrième qu’il entreprend avec le même succès… Cela tient du prodige et de la sorcellerie… Tous l’accueillent avec joie, avec affection, le portent aux nues. Tous proclament hautement que ses bonnes manières et son esprit satirique surpassent largement ceux de l’authentique M. Goliadkine. Notre pauvre héros, notre innocent héros est humilié, bafoué, honni. On repousse, on accable, on distribue des chiquenaudes à cet homme si plein de compassion et d’amour pour son prochain…
Angoissé, horrifié, tremblant de rage, notre malheureux héros se précipite dans la rue. Il cherche un fiacre. Il veut voler immédiatement chez Son Excellence, ou, à défaut, chez André Philippovitch… Mais, comble de malheur, aucun cocher n’accepte de conduire M. Goliadkine. Ils lui disent: «Non, monsieur, il est impossible de conduire, en même temps, deux êtres absolument semblables. Un homme honnête qui désire vivre honnêtement ne doit pas avoir un double.» Délirant de rage, M. Goliadkine regarde autour de lui et constate que les cochers et Petrouchka, qui se trouve parmi eux, ont incontestablement raison. Son immonde sosie est à deux pas de lui. Fidèle à son odieuse habitude, il s’apprête déjà à commettre quelque nouvelle indécence. Oui, cet odieux imposteur, qui à chaque occasion fait miroiter sa bonne éducation et la noblesse de ses sentiments, va, en cet instant si dramatique, commettre une action indigne et ne témoignant certes pas d’une éducation raffinée.
Au comble de la honte et du désespoir, notre malheureux héros – l’authentique M. Goliadkine – s’enfuit… Il court droit devant lui, à l’aveuglette, sans savoir où il va… Mais à chaque pas qu’il fait, chaque fois qu’il foule l’asphalte du trottoir, surgit à ses côtés, comme s’il sortait de terre, un nouvel ennemi, un nouveau M. Goliadkine, l’imposteur, toujours aussi affreux, infâme, répugnant. Et ces êtres, tous semblables, se mettent aussitôt à courir, l’un derrière l’autre. On eût dit des oies, en file indienne, lancées aux trousses de notre héros. Il ne sait plus où fuir. Il ne sait plus comment échapper à tous ces Goliadkine qui le poursuivent. Notre infortuné héros est hors d’haleine. Bientôt il est cerné de tous côtés par une multitude de ces êtres, qui sont tous semblables. Ils sont des milliers, ils sont partout, ils envahissent toutes les rues de la capitale. Voyant ce scandaleux encombrement, un agent de police se voit dans l’obligation de les empoigner par le col et de les enfermer dans un poste de police voisin… Glacé d’effroi, les membres engourdis, notre héros se réveilla… et… constata que la réalité n’était guère plus séduisante… C’était insupportable… Sa gorge se serrait… Il lui semblait que quelqu’un lui dévorait le cœur… M. Goliadkine ne put supporter plus longtemps ce supplice.
«Cela ne s’accomplira pas», hurla-t-il avec conviction, en se redressant. Aussitôt qu’il eût poussé cette exclamation, il s’éveilla complètement.
La matinée semblait assez avancée. Il faisait inhabituellement clair dans la chambre. D’épais rayons de soleil filtraient à travers les vitres rehaussées de fleurs de glace et se répandaient dans la pièce. M. Goliadkine en fut fort surpris. Le soleil n’avait pas l’habitude de lui rendre visite avant midi, et ne s’était jamais permis pareille dérogation en sa faveur, autant que M. Goliadkine pouvait s’en souvenir. À peine eut-il le temps de s’en étonner qu’il entendit dans la pendule le déclenchement précurseur de la sonnerie. «Ah! voilà, se dit-il avec anxiété, se tenant aux aguets. Mais, à sa profonde stupeur la pendule fortement congestionnée ne sonna qu’une fois. «Qu’est-ce que cela veut dire?» s’écria notre héros, bondissant hors du lit. N’en croyant pas ses oreilles, sans même se couvrir, il se précipita derrière la cloison; la pendule marquait effectivement une heure… M. Goliadkine jeta un regard sur le lit de Petrouchka… Pas plus dans le lit que dans la chambre il n’y avait trace de son valet. Le lit était fait. Il ne trouva pas les bottes de son domestique, signe évident que ce dernier s’était absenté. M. Goliadkine se rua vers la porte d’entrée; elle était fermée. «Mais où donc est Petrouchka?» répétait-il à voix basse, très ému, frissonnant de tous ses membres… Soudain une idée traversa son esprit; il bondit vers sa table, l’inspecta, fouilla partout. Il avait deviné juste. La lettre qu’il avait écrite dans la nuit à Vahrameïev avait disparu… Petrouchka était absent, la pendule marquait une heure… D’autre part, dans la lettre qu’il avait reçue la veille de Vahrameïev certains points étaient obscurs… ils s’éclairaient maintenant. Quant à Petrouchka, aucun doute n’était possible; On l’avait soudoyé… Oui, c’était cela, c’était bien cela…