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«Voici notre Faublas national. Permettez-moi de vous présenter, messieurs, le jeune Faublas», claironna l’usurpateur avec son habituelle insolence, voltigeant au milieu des fonctionnaires et leur désignait l’authentique M. Goliadkine, debout immobile, pétrifié. «Allons, embrassons-nous, mon chéri», ajouta-t-il avec un ton de familiarité intolérable, en s’avançant insidieusement vers l’homme qu’il bafouait. La plaisanterie de cet abject individu trouva un écho parmi une partie des spectateurs, d’autant plus facilement qu’elle contenait une allusion directe et perfide à un événement que tout le monde semblait déjà connaître.

Notre héros sentait sur ses épaules la main pesante de ses ennemis. Il prit rapidement une décision. L’œil enflammé, le visage blême, un rictus au bord des lèvres, il se dégagea tant bien que mal de la foule et d’un pas chancelant et menu se dirigea vers le bureau de Son Excellence. Dans l’antichambre, il se trouva face à face avec André Philippovitch qui sortait du bureau directorial. Il y avait dans la pièce quelques personnes absolument étrangères à toute cette affaire, mais cette circonstance ne parut aucunement l’émouvoir. Ferme et résolu, intrépide, presque surpris lui-même de son courage et s’en félicitant intérieurement, il aborda aussitôt André Philippovitch, passablement ahuri de cette attaque inopinée.

– Ah!… c’est vous… que désirez-vous? demanda le chef de service, sans écouter les explications embrouillées de M. Goliadkine.

– André Philippovitch, je… puis-je… solliciter… André Philippovitch… un entretien privé avec Son Excellence? proféra notre héros d’une voix nette et assurée, fixant un regard résolu sur son interlocuteur.

– Vous dites? Non, certainement pas…

André Philippovitch toisa M. Goliadkine de la tête aux pieds.

– Je vous dis cela, André Philippovitch, parce que je m’étonne que personne, jusqu’à présent, n’ait démasqué l’imposteur et le scélérat.

– Comment?

– Je dis: le scélérat, André Philippovitch.

– À qui faites-vous allusion?

– À un certain individu, André Philippovitch, je fais allusion à un certain individu, André Philippovitch, je suis dans mon droit… Je pense, André Philippovitch, que nos chefs doivent encourager de pareilles initiatives, ajouta M. Goliadkine, visiblement hors de lui. Voyez-vous, André Philippovitch… mais je suis sûr que vous comprenez, vous même, ce que signifie mon initiative généreuse et honnête. Il nous faut, dit-on, considérer notre chef comme un père, André Philippovitch. Eh bien, d’accord, que ce chef équitable me tienne lieu de père, j’accepte… je remets mon sort entre ses mains. Voilà ma situation, lui dirais-je, voyez vous-même… Ici la voix de M. Goliadkine se mit à trembler, son visage s’empourpra et deux larmes s’échappèrent de ses yeux.

Les paroles de M. Goliadkine eurent le don de stupéfier André Philippovitch à un tel degré qu’il recula inconsciemment de deux pas. Il regarda avec anxiété autour de lui…

Il était difficile de prévoir quelle issue cette scène allait avoir… Mais, tout à coup, la porte du bureau de Son Excellence s’ouvrit. Accompagné de quelques fonctionnaires, Son Excellence parut sur le seuil. Tous les assistants se redressèrent. Son Excellence appela André Philippovitch. Les deux hommes quittèrent la pièce, marchant côte à côte et s’entretenant d’affaires. À leur suite, les autres suivirent. Demeuré seul, M. Goliadkine reprit ses esprits. Docile et apprivoisé, il se blottit sous l’aile d’Anton Antonovitch Siétotchkine, qui clopinait en queue de la file, sévère et soucieux.

«Ah! j’ai encore gaffé! J’ai encore fait du gâchis, se lamentait M. Goliadkine. Enfin tant pis… Ça ne fait rien…»

– J’espère, du moins, que vous, Anton Antonovitch, ne refuserez pas de m’écouter et de prendre mon cas en considération, murmura-t-il d’une voix douce, légèrement tremblante d’émotion. Repoussé de tous, je m’adresse à vous; encore maintenant je ne parviens pas à comprendre le sens des paroles d’André Philippovitch. Veuillez me les expliquer, Anton Antonovitch, si cela vous est possible…

– Tout s’expliquera en temps voulu, répliqua Anton Antonovitch sur un ton sévère, en détachant ses mots. M. Goliadkine eut le sentiment que son chef de service n’avait aucune envie de continuer la conversation. D’ailleurs, vous serez renseigné d’ici peu, ajouta Anton Antonovitch. Dès aujourd’hui vous serez officiellement informé.

– Qu’entendez-vous par «officiellement», Anton Antonovitch? Pourquoi dites-vous: «Officiellement», demanda timidement M. Goliadkine.

– Nous n’avons pas à discuter les décisions de nos chefs, Iakov Petrovitch…

– Pourquoi les chefs, Anton Antonovitch? Qu’ont-ils à voir dans cette affaire? Je ne vois aucune raison de déranger nos chefs, Anton Antonovitch. Peut-être vouliez-vous parler des événements d’hier, Anton Antonovitch.

– Non, il ne s’agit pas de ce qui s’est passé hier. Il y a dans votre cas quelque chose d’autre qui flanche.

– Mais qu’est-ce qui flanche, Anton Antonovitch? Il me semble, Anton Antonovitch, que rien ne flanche.

– Et avec qui aviez-vous l’intention de comploter? interrompit brutalement Anton Antonovitch. M. Goliadkine perdit contenance. Il tressaillit et devint pâle comme un linge.

– Évidemment, Anton Antonovitch… si on ne prête l’oreille qu’aux calomnies des ennemis, sans écouter les justifications de l’accusé, alors évidemment…, murmura d’une voix étouffée notre héros… Oui, Anton Antonovitch, dans ce cas, évidemment, un homme innocent peut être condamné et souffrir injustement.

– Ah! c’est cela. Et que doit-on penser de votre acte impudent à l’égard d’une jeune fille honnête, dont vous risquiez de ternir la réputation? D’une jeune fille, dont la famille honorable, généreuse et unanimement respectée vous avait comblé de bienfaits?

– De quel acte parlez-vous, Anton Antonovitch?

– Ah! c’est bien cela. Et naturellement vous voulez ignorer aussi le tort que vous avez causé à une autre jeune fille, de situation modeste, certes, mais de bonne famille étrangère?

– Permettez, Anton Antonovitch… ayez la bonté de m’écouter, Anton Antonovitch.

– Et votre attitude malhonnête à l’égard d’une autre personne, vos calomnies, les accusations dont vous l’aviez chargée alors que vous seul étiez coupable des actes que vous lui imputiez? Hein? Comment appelez-vous cela?

– Moi, Anton Antonovitch? Mais je ne l’ai jamais chassé de chez moi…, murmura notre héros pantelant Je n’ai jamais ordonné à Petrouchka… enfin… à mon valet de le chasser. Il a mangé mon pain, Anton Antonovitch… Il a bénéficié de mon hospitalité, ajouta M. Goliadkine d’une voix grave et pleine d’émotion. Son menton tremblait. Ses yeux, à nouveau, se remplissaient de larmes.