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– Humm!… Mais alors… en quoi consiste… votre action? demanda le médecin.

Il y eut un moment de silence. Le docteur examina M. Goliadkine d’un regard curieux et méfiant. De son côté ce dernier décocha à son vis-à-vis un coup d’œil chargé de suspicion.

– Moi, voyez-vous, Christian Ivanovitch, continua notre héros sur un ton plaintif, qui trahissait son agacement, et paraissant perplexe devant l’irréductible obstination de son interlocuteur, voyez-vous, Christian Ivanovitch, moi je suis pour le calme, la tranquillité et non la vaine agitation du monde. Là-bas, je veux dire dans le grand monde, il faut savoir astiquer les parquets avec ses semelles… (ici M. Goliadkine fit mine de claquer du talon). Oui, là-bas, c’est exigé… et il faut savoir manier le calembour… présenter un compliment bien tourné… oui, tout cela est nécessaire. Or, moi, je n’ai point appris tout cela, Christian Ivanovitch, je n’ai jamais appris toutes ces astuces… je n’en ai jamais eu le temps. Je suis un homme simple, sans malice, sans vernis extérieur. Dans ce domaine, Christian Ivanovitch je ne suis pas de force, je rends mes armes, je les abandonne entièrement. M. Goliadkine proféra ces dernières paroles sur un ton qui témoignait éloquemment de ce qu’il ne regrettait pas le moins du monde d’avoir à rendre ses armes dans le domaine des futilités, pas plus que de n’être point passé maître dans les astuces mondaines, bien au contraire. Christian Ivanovitch l’écoutait, les yeux fixés sur le plancher, avec une moue de désapprobation; il paraissait obsédé par un mauvais pressentiment. La tirade de notre héros fut suivie d’un long silence.

– Je crois que vous vous êtes légèrement écarté de votre sujet, fit enfin Christian Ivanovitch à mi-voix; je vous avoue que j’ai eu de la peine à suivre votre raisonnement.

– Je ne suis pas maître en matière d’éloquence, Christian Ivanovitch; j’ai déjà eu l’honneur de vous l’affirmer, Christian Ivanovitch. Non, je ne suis pas un maître en matière d’éloquence, répéta M. Goliadkine, d’un ton devenu subitement tranchant et autoritaire.

– Humm!… fit le médecin.

– Christian Ivanovitch, reprit notre héros, d’une voix étouffée mais grave et empreinte de solennité, en s’arrêtant à chacune de ses phrases, Christian Ivanovitch, en entrant chez vous, j’ai commencé par des excuses. Maintenant je vais répéter ce que j’ai déjà dit et, pour cela, je requiers, à nouveau, votre indulgence. Je n’ai rien à vous cacher Christian Ivanovitch, je suis un homme insignifiant, vous le savez vous-même, mais pour mon bonheur, je ne regrette pas d’être un homme insignifiant. Bien au contraire. Christian Ivanovitch, et pour vous livrer toute ma pensée, je suis même plutôt fier d’être un homme insignifiant. Je ne suis pas un intrigant… et je m’en glorifie également. Je n’agis pas en cachette, mais ouvertement, au grand jour, sans ruser et quoique capable, oui, très capable moi aussi de nuire et sachant à qui je pourrais nuire, je ne veux pas le faire, Christian Ivanovitch, je ne veux pas me salir, je préfère garder les mains propres. Et pourtant, je connais les moyens de nuire… Mais je ne veux pas le faire, Christian Ivanovitch. Je vous l’affirme, au propre comme au figuré, je me lave les mains…

M. Goliadkine parlait avec une douce animation. À cet endroit de son discours il observa un moment de silence très expressif, puis reprit:

– Je vais droit mon chemin, moi, Christian Ivanovitch, au grand jour, sans chercher les voies détournées, car je les méprise et les laisse aux autres. Loin de moi le désir d’humilier certains qui sont peut-être plus honorables que vous et moi… pardon, je voulais dire: plus honorables que moi et d’autres, Christian Ivanovitch, et non que vous et moi. J’ai horreur des allusions: je suis impitoyable pour la basse hypocrisie, je méprise les racontars et les calomnies. Je ne porte le masque qu’à l’occasion d’une mascarade et non point tous les jours, devant tout le monde. Pour finir, je voudrais vous poser une question, Christian Ivanovitch, une seule: Comment vous vengeriez-vous d’un ennemi, d’un ennemi mortel – ou du moins que vous considéreriez comme tel?…

M. Goliadkine s’arrêta, jetant un regard de défi à Christian Ivanovitch. Il avait débité sa tirade avec une clarté, une netteté, une assurance inégalables pesant chacune de ses paroles et recherchant les effets les plus sûrs; mais, son discours une fois terminé, il dévisagea son interlocuteur avec inquiétude, une grande, une extrême inquiétude. Il le dévorait maintenant de tous ses yeux, il attendait sa réponse, craintif, bouleversé, plein d’angoisse et d’impatience. Mais, à son grand étonnement, à sa grande stupeur, Christian Ivanovitch se contenta de marmonner quelques mots entre les dents. Il approcha ensuite son fauteuil de la table et, sur un ton assez sec, mais non dénué de politesse, lui déclara en substance, que son temps lui était très précieux et qu’il ne comprenait pas très bien tous ces discours. Il restait toutefois à son entière disposition, mais uniquement dans les limites de sa compétence et déclinait toute responsabilité pour tout ce qui était en dehors de son ressort. Sur ce, il sortit sa plume, prit une feuille de papier, la plia, la découpa afin de lui donner les dimensions d’un feuillet d’ordonnance et déclara à notre héros qu’il allait lui prescrire le traitement convenable.

– Non, ce n’est pas la peine, Christian Ivanovitch, non, ce n’est pas du tout la peine, balbutia Goliadkine se dressant sur ses pieds et agrippant la main droite du médecin. Non, vraiment Christian Ivanovitch, ce n’est pas nécessaire… Mais, à mesure que M. Goliadkine prononçait ces paroles, sa personne subissait une étrange métamorphose. De singuliers éclairs passaient dans ses yeux gris, ses lèvres étaient secouées d’un tremblement convulsif, les muscles de son visage frémissaient. Tout son corps palpitait. Persévérant dans son premier mouvement il parvint à arrêter la main du médecin, puis s’arrêta pétrifié, paraissant hésiter et attendre une nouvelle inspiration pour la conduite à tenir.

Une scène assez étrange se déroula alors entre les deux hommes. Interloqué un moment, cloué à sa chaise, le médecin parut perdre contenance: les yeux écarquillés, il contemplait M. Goliadkine qui le fixait, lui aussi, avec la même intensité. Enfin Christian Ivanovitch se redressa; il s’accrocha au revers de la redingote de son client. Durant quelques secondes, ils se tinrent l’un en face de l’autre, immobiles, silencieux, ne se quittant pas des yeux. Alors, eut lieu la seconde réaction de M. Goliadkine. Cela se passa d’une façon soudaine, bizarre, imprévue. Ses lèvres se convulsèrent, son menton eut quelques violents soubresauts, finalement, il éclata en sanglots. Il sanglotait, secouait la tête, se frappait la poitrine de sa main droite, alors que la gauche était crispée sur le revers du veston de Christian Ivanovitch. Il voulut balbutier quelques mots, donner quelques explications, mais pas un son ne put sortir de sa bouche. À la fin, Christian Ivanovitch parvint à se remettre de sa stupeur passagère.

– Assez, je vous en prie. Calmez-vous, asseyez-vous, murmura-t-il, s’efforçant à pousser M. Goliadkine dans le fauteuil.

– J’ai des ennemis, Christian Ivanovitch, oui, j’ai des ennemis: de cruels ennemis, qui ont juré de me perdre… proféra M. Goliadkine d’une voix sourde et angoissée.

– Allons, allons. De quels ennemis s’agit-il? Il ne faut pas penser à vos ennemis. C’est inutile, absolument inutile. Asseyez-vous là, asseyez-vous, ajouta le médecin, parvenant enfin à calmer Goliadkine dans le fauteuil.