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– Enlevé? Que dis-tu? Mais, mon cher?…

– Ben oui, il l’a enlevée et ils se sont mariés dans une paroisse voisine. Tout avait été préparé à l’avance. On les a poursuivis… mais le prince, oui, le prince défunt, s’est interposé et a tout arrangé.

– Alors, ils se sont mariés… Mais comment se fait-il, mon brave, que tu sois au courant de mes intentions?

– Mais c’est bien connu. Les rumeurs vont vite sur notre terre. Nous savons tout, oui, tout… Évidemment, qui n’a pas de péchés à se reprocher? Mais je dois vous dire, Monsieur, permettez-moi de vous dire tout simplement comme un bon domestique… Puisque les choses en sont là, maintenant, je dois vous dire, Monsieur, que vous avez un ennemi, un concurrent, oui, Monsieur, un concurrent dangereux, Monsieur, voilà…

– Je sais, mon ami, je sais. Tu sais toi-même, mon ami… Bon, en tout cas, je compte sur toi. Bien, qu’allons-nous faire maintenant, mon ami? Que me conseilles-tu?

– Eh bien, Monsieur, puisque vous avez choisi cette solution, il vous faut acheter pas mal de choses, des draps, des oreillers, un autre édredon pour deux personnes, une bonne couverture… tout cela vous le trouverez chez la voisine… là en bas. C’est une petite bourgeoise, Monsieur. Elle possède aussi une bonne fourrure de renard. Vous pouvez la voir et l’acheter tout de suite. Vous n’avez qu’à descendre. Vous en avez absolument besoin, Monsieur. Une belle pelisse couverte de satin et avec de la fourrure de renard…

– Bon, bon, mon ami, je suis d’accord, je m’en remets entièrement à toi, mon ami. D’accord aussi pour la fourrure, mon cher… Mais fais vite, de grâce, vite, vite, je suis prêt à acheter la pelisse, mais fais vite, je t’en prie. Il est déjà près de huit heures. Dépêchons-nous, mon ami. De grâce, mon ami, dépêche-toi…

Petrouchka abandonna le tas de vêtements, couvertures, oreillers et autres hardes qu’il était en train de rassembler et se précipita hors de la chambre.

M. Goliadkine sortit à nouveau sa lettre, mais il ne pouvait pas lire.

Il saisit entre ses mains sa pauvre tête et s’adossa au mur, hébété. Il ne pouvait ni penser ni faire le moindre geste. Il ne savait pas lui-même ce qui se passait en lui. Enfin, constatant que les minutes s’écoulaient et Petrouchka et la pelisse n’apparaissaient toujours pas, il décida de descendre. Il ouvrit la porte d’entrée et entend du bruit. On parlait, on discutait, on criait en bas… C’étaient des voisines, des commères.

Elles bavardaient, hurlaient, se disputaient. M. Goliadkine savait fort bien à propos de quoi elles se disputaient. Il entendit aussi la voix de Petrouchka, puis le bruit de pas… on montait l’escalier.

«Ah! mon Dieu, mon Dieu. Ils vont faire monter ici le monde entier», gémit notre héros en se tordant les mains de désespoir. Il revint précipitamment dans sa chambre et se jeta sur le divan, la tête enfouie dans l’oreiller.

Il ne savait plus ce qu’il faisait. Il resta ainsi une bonne minute, puis, sans attendre Petrouchka, il se releva d’un bond, enfila ses galoches, mit son manteau et son chapeau, prit son portefeuille et s’élança dans l’escalier. «Je n’ai besoin de rien, mon cher, je ferai tout moi-même. Je n’ai pas besoin de toi, pour le moment. Tout peut encore s’arranger pour le mieux…» murmura-t-il à Petrouchka, en le croisant dans l’escalier. Il déboucha dans la cour, se précipita dans la rue. Son cœur s’arrêtait… Il hésitait encore… Que faire? Que décider? Quel parti prendre en un moment aussi décisif?» Mais que dois-je faire, ô mon Dieu? Comme si on n’avait pas pu se passer de tout cela», s’écria-t-il enfin au comble du désespoir.

Il trottinait toujours, allant droit devant lui. «Oui, avais-je besoin de tout cela. Sans cette histoire, oui, sans toute cette histoire, tout aurait pu s’arranger. Tout se serait arrangé d’un seul coup, d’un coup énergiquement et adroitement frappé. Je donne ma main à couper que tout se serait arrangé et je sais même fort bien de quelle façon. Je vais vous le dire. J’aurais pris à part cet homme, et lui aurais dit: «Avec votre permission, Monsieur, je vous déclare… qu’en général, oui, en général… on n’agit pas ainsi. Parfaitement, Monsieur, parfaitement… on n’agit pas de la sorte; l’usurpation ne paie pas chez nous. Vous êtes un imposteur, Monsieur, vous êtes un homme vain et inutile à la patrie. Le comprenez-vous, Monsieur? Oui, le comprenez-vous?» Et j’aurais pu ajouter… Mais non, à quoi bon? Il s’agit bien de cela. Qu’est-ce que je raconte. Ah! imbécile, imbécile que je suis! Suis-je donc mon propre assassin? Mais non… Si, si, tu es un homme débauché. Que faire maintenant? Que vais-je devenir? À quoi suis-je bon? Oui, à quoi es-tu bon, Goliadkine? Indigne Goliadkine! Et maintenant? Il faut louer une voiture. Elle a commandé une voiture; alors il faut que la voiture soit là. S’il n’y a pas de voiture, nous allons tremper nos petits pieds… Qui aurait pu penser? Ah! Mademoiselle, Mademoiselle, vous en faites de belles. Jeune fille de bonne conduite. Jeune fille irréprochable! Vous vous distinguez, Mademoiselle, rien à dire… Tout cela est la conséquence d’une éducation immorale. Oui, depuis que j’ai vu ce qui se passe, j’ai tout compris.

«C’est bien la conséquence directe de l’éducation immorale. Il aurait fallu la tenir en main dès l’enfance… et un bon martinet de temps à autre… Au lieu de tout cela on la bourre de bonbons et d’autres douceurs. Et ce vieillard qui est toujours en train de se lamenter sur elle!…

» Ah! chérie, toi si gentille, si belle… je te marierai à un comte…»

«Et voici que la demoiselle sort de l’ombre et abat ses cartes. Voilà mon jeu, Messieurs, admirez. Au lieu de la garder à la maison, ils l’ont placée dans une pension, chez une dame française, une émigrée, une quelconque Mme Falbala… Rien d’étonnant qu’elle ait mal tourné! Saluez bien bas! Et le résultat? Voyez vous-même: «Attendez-moi dans une voiture, à telle heure, sous mes fenêtres, et je compte sur vous pour chanter une romance sentimentale espagnole. Je vous attends. Je sais que vous m’aimez. Nous partirons ensemble. Nous vivrons dans une cabane…»

«Mais c’est impossible. Mais oui, Madame, c’est absolument impossible, c’est prohibé par les lois. On n’a pas le droit d’enlever de la maison paternelle une jeune fille chaste et pure, sans le consentement des parents. Et à quoi bon, d’ailleurs? À quoi bon? Il n’y avait qu’à se marier avec l’homme que le sort vous destinait et tout était dit. Moi, je suis un fonctionnaire. «Je risque de perdre ma place à cause de tout cela. Mais oui, Mademoiselle, je risque d’être traîné devant les tribunaux à cause de vous. Sachez-le, Mademoiselle… C’est l’Allemande qui intrigue. Tout le mal vient de cette sorcière; c’est elle qui met le feu aux poudres. On calomnie un homme, on colporte sur lui des ragots de vieille commère, sur le conseil d’André Philippovitch, et le tour est joué. Si l’Allemande n’était pas derrière tout cela, Petrouchka se serait-il mêlé de cette affaire? Que vient-il faire là-dedans? En quoi cela le concerne-t-il, cette canaille? Non, Mademoiselle, je ne peux rien pour vous, décidément, je ne peux rien… Pour cette fois excusez-moi, Mademoiselle, je vous en prie. Au fond, tout le mal vient de vous, Mademoiselle, et non de l’Allemande. Le mal vient de vous, en droite ligne. La sorcière est une brave femme, la sorcière n’est pas coupable, Mademoiselle! Voilà! Vous m’avez mis dans de beaux draps, Mademoiselle. Un homme est à deux doigts de sa perte, il glisse vers le néant, il ne parvient pas à se retenir… et vous, vous venez lui parler de mariage. Comment tout cela finira-t-il? Comment tout cela s’arrangera-t-il? Je donnerais tout pour le savoir.»