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– On sait que…

– Qu’est-ce qu’on sait?

Notre héros se tut. Son menton commençait à sautiller.

– Et alors, demanda Son Excellence.

– Je pensais faire un geste chevaleresque, Excellence. Je trouve qu’il est chevaleresque de considérer son chef comme son père… Je vous prie de me protéger… je vous implore humblement… Des gestes pareils… doivent être encou… encouragés…

Son Excellence se détourna. Pendant quelques instants les yeux de notre héros devinrent troubles. Sa poitrine était oppressée. Il haletait. Il ne savait même plus où il était… Il avait honte; il était abattu… Dieu seul sait ce qui se passa ensuite… Quand il revint à lui, notre héros entendit la voix de Son Excellence. Elle parlait à deux invités avec ardeur et passion. M. Goliadkine reconnut immédiatement l’un des invités. C’était André Philippovitch. Mais il ne parvint pas à reconnaître le second. Son visage pourtant lui parut familier. L’homme était de haute taille, corpulent; il paraissait être d’âge mûr. Son visage s’ornait d’épais sourcils et de favoris. Son regard était dur et expressif. L’inconnu portait une décoration au cou. Il fumait un cigare. Le cigare ne quittait pas sa bouche. L’inconnu hochait gravement la tête en regardant de temps en temps notre héros. M. Goliadkine se sentit très gêné. Il détourna les yeux et aperçut aussitôt un autre invité, assez étrange. Dans l’embrasure de la porte, que jusqu’à présent M. Goliadkine avait pris pour une glace, comme jadis au restaurant, il apparut, l’homme bien connu, l’ami intime de M. Goliadkine; jusqu’à ce moment, l’imposteur s’était tenu dans une petite pièce voisine, où il rédigeait en hâte un rapport. On avait eu, sans doute, besoin de lui… Il venait. Il portait un dossier sous le bras. Il s’approcha de Son Excellence et, attendant le moment d’attirer sur lui l’attention des causeurs, se mêla très habilement au groupe. Il se tenait juste derrière André Philippovitch, à côté de l’inconnu au cigare. M. Goliadkine jeune paraissait suivre la conversation avec un extrême intérêt. Il avait pris une attitude avantageuse, approuvait de la tête, ponctuait du pied, souriait et ne quittait pas des yeux Son Excellence. Il semblait implorer du regard le droit de placer, lui aussi, son petit mot, «Ah! le lâche», pensa M. Goliadkine en faisant machinalement un pas en avant. Au même moment Son Excellence se retourna et se dirigea lui-même vers notre héros. Il paraissait assez indécis.

«Bon, c’est bon, c’est bon. Allez et que Dieu vous garde. J’examinerai votre cas. Je vais vous faire reconduire…» Sur ce, le général jeta à l’inconnu aux favoris un regard significatif. L’inconnu fit de la tête un signe d’approbation. M. Goliadkine se rendait clairement compte qu’on se méprenait sur sa personne et qu’on le traitait d’une façon indigne de lui. «D’une manière ou d’une autre, je suis obligé de m’expliquer, se dit-il; je devrais lui dire: «Excellence, voilà.» Désemparé, il baissa les yeux et, à son extrême surprise, aperçut une grande tache blanche sur chacune des chaussures de Son Excellence. «Serait-il possible que les chaussures se soient déchirées?» pensa-t-il. Mais presque aussitôt il constata que ce qu’il prenait pour une tache n’était, en réalité, qu’un reflet. Les chaussures vernies brillaient très fort, ce qui expliquait parfaitement sa méprise. «C’est ce qu’on appelle de l’éclat, se dit notre héros. C’est un terme qu’on emploie beaucoup dans les ateliers de peinture. Ailleurs ça s’appelle autrement…»

M. Goliadkine leva les yeux et comprit qu’il lui fallait parler au plus vite, sinon les affaires pouvaient mal tourner… Il fit un pas en avant.

– Voilà, Mon Excellence, je dois vous dire… De nos jours on n’arrive à rien par l’imposture!

Le général ne répondit pas et se contenta de tirer fortement sur le cordon de la sonnette. Notre héros fit un nouveau pas en avant.

– C’est un lâche, un être dépravé, Excellence, dit-il, suffoquant d’épouvante, ne sachant plus ce qu’il faisait. En même temps, son doigt désignait son indigne homonyme qui tournoyait autour du général.

– Oui, Excellence, c’est ainsi… je fais allusion à quelqu’un de votre connaissance…

Il y eut un tumulte général. André Philippovitch et l’homme au cigare agitèrent leurs têtes. Son Excellence s’accrocha impatiemment au cordon de la sonnette, appelant impérieusement le domestique.

À son tour M. Goliadkine jeune s’avança et dit: «Excellence, je vous prie humblement de me permettre de prendre la parole.» Le ton de sa voix était ferme et résolu. Visiblement cet homme se sentait dans son plein droit.

– Puis-je vous demander, fit-il, s’adressant à notre héros et devançant ainsi la réponse du général, puis-je vous demander si vous savez en présence de qui vous vous exprimez ainsi? Si vous savez devant qui vous êtes, dans le cabinet de qui vous vous trouvez?…

L’imposteur semblait très ému. Son visage empourpré étincelait d’indignation et de fureur. Des larmes apparurent sur ses cils.

«Monsieur et Madame Bassavrioukov», hurla, à gorge déployée, le valet debout sur le seuil du salon.» C’est un beau nom. Une famille noble de Petits-Russiens», se dit M. Goliadkine. Au même instant il sentit la pression amicale d’une main sur son épaule; aussitôt après, une autre main se posa sur son dos. Le perfide imposteur s’agitait devant lui, indiquant le chemin aux domestiques qui poussaient notre héros. M. Goliadkine se rendit compte qu’on l’emmenait vers les portes du salon. «C’est tout à fait comme chez Olsoufi Ivanovitch», pensa-t-il. Il était déjà dans le vestibule. Il se retourna et vit à ses côtés deux domestiques de Son Excellence et son indigne sosie. «Le manteau, le manteau, vite le manteau de mon ami, le manteau de mon meilleur ami», gazouillait l’infâme individu. Arrachant le manteau des mains d’un domestique, il le jeta en guise de plaisanterie, d’ignoble et lâche plaisanterie, sur la tête de notre héros. M. Goliadkine, tout en essayant de se dépêtrer sous le manteau, entendait distinctement les rires des deux laquais. Mais il ne voulait plus rien entendre, il ne prêtait plus attention à ce qui se passait autour de lui. Il sortit du vestibule et se trouva dans l’escalier éclairé. Son sosie sortit derrière lui et cria:

– Au revoir, Mon Excellence.

– Lâche… marmonna M. Goliadkine.

– Disons que je suis lâche…

– Débauché!…

– Disons que je suis débauché, répondit l’infâme ennemi au respectable M. Goliadkine, tout en le toisant du haut de l’escalier, avec son habituelle arrogance. Sans broncher, il le dévisageait, les yeux dans les yeux, il semblait le provoquer par son attitude. Notre héros cracha d’indignation, descendit précipitamment l’escalier et sortit sur le perron.

Il était à ce point anéanti qu’il ne se rendit même pas compte comment il monta dans la voiture et qui l’aida à monter.

Quand il reprit ses esprits, il s’aperçut qu’on le conduisait le long de la Fontanka. «Sans doute me conduit-il vers le pont Ismailovski?» se dit M. Goliadkine; à cet instant notre héros voulut réfléchir à quelque chose, mais il ne put. Et pourtant, il s’agissait de quelque chose de terrible, d’inconcevable… «Bah! tant pis», conclut-il et il se laissa mener vers le pont Ismailovsky.

CHAPITRE XIII

Le temps semblait vouloir prendre un tour favorable. La neige mouillée, qui jusque-là tombait abondamment, devint de plus en plus rare et bientôt s’arrêta complètement. On pouvait voir le ciel où s’allumaient, çà et là, quelques étoiles. Il faisait toujours froid et humide. La rue était sale. Tout cela accablait M. Goliadkine qui avait déjà peine à respirer. Son pardessus trempé pesait lourdement sur ses épaules et semblait imbiber ses membres d’une tiède humidité. Les jambes de notre héros, déjà assez affaiblies, pliaient sous le poids des vêtements mouillés. Des frissons de fièvre parcouraient son corps tels des moustiques insatiables et lancinants. Son corps exténué sécrétait une sueur froide, maladive. Telle était sa détresse qu’il en oublia même de répéter avec sa fermeté habituelle sa phrase favorite: «Tout peut encore s’arranger, tout doit certainement, infailliblement s’arranger.» Néanmoins, surmontant sa défaillance, notre héros, qui ne perdait pas courage, se reprit et murmura: «Pour le moment, tout ça n’a pas d’importance». Il essuya son visage ruisselant de gouttes qui dégoulinaient en tous sens de son chapeau rond, trempé à tel point qu’il ne pouvait plus retenir l’eau de la pluie. «Tout ça n’a pas d’importance», répéta notre héros; il s’assit sur un gros billot qui traînait à côté d’un tas de bois dans la cour d’Olsoufi Ivanovitch. Il n’était plus question de rêvasser de sérénades espagnoles et d’échelle de soie. Il s’agissait plutôt de trouver un petit coin confortable, sinon très chaud, un petit coin intime et obscur. Il était fortement tenté – disons-le en passant – par le petit réduit proche du vestibule de service où jadis, au début de ses aventures, il était resté près de deux heures entre l’armoire et les vieux paravents, au milieu d’un amoncellement de chiffons, de hardes et de vieilleries.