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Notons que M. Goliadkine attendait déjà depuis plus je deux heures dans la cour d’Olsoufi Ivanovitch. Notons également que le petit réduit intime et confortable présentait aujourd’hui quelques inconvénients qui n’existaient pas alors. Tout d’abord, l’endroit avait été certainement remarqué et signalé. On devait monter bonne garde autour de cet endroit depuis le fameux esclandre du bal; et, d’autre part, il était obligé d’attendre dans la cour un signal de Clara Olsoufievna.

Il était certain qu’elle l’avertirait par un signal quelconque. C’était certain: «Ce n’est pas, d’ailleurs, nous qui avons déclenché toute cette affaire, ce n’est pas à nous de la terminer.» Sur ce, M. Goliadkine se souvint d’un passage de roman qu’il avait lu il y a fort longtemps, et au cours duquel l’héroïne, dans des circonstances absolument identiques à celles de ce soir, avertissait son amant, Alfred, en attachant un ruban rose à la fenêtre. Mais aujourd’hui dans la nuit, avec le brouillard et l’humidité du climat de Saint-Pétersbourg, un ruban rose ne pouvait convenir, il ne fallait pas y penser. «Non, pas question d’échelles de soie, décida notre héros. Je ferais mieux de me blottir dans un petit coin discret et obscur…» Il se réfugia dans un coin de la cour situé en face des fenêtres à côté d’une pile de bois. Certes on circulait beaucoup dans cette cour: des cochers, des postillons déambulaient au milieu de grincements d’essieux et de hennissements de chevaux… néanmoins l’endroit était assez confortable; M. Goliadkine était dans l’ombre et peu lui importait d’être remarqué ou non des cochers. Il voyait tout et ne pouvait être vu de l’appartement. Les fenêtres étaient brillamment illuminées. Olsoufi Ivanovitch devait encore donner une grande soirée. Toutefois, on n’entendait pas de musique. «Ce n’est pas un bal, c’est une réunion d’un autre genre, se dit notre héros, assez angoissé. Mais est-ce bien pour aujourd’hui ce rendez-vous?… N’y a-t-il pas une erreur de date. C’est possible. Tout est possible… Voici ce qui a pu se passer… La lettre a pu être écrite et envoyée la veille et je ne l’ai reçue qu’aujourd’hui par suite d’une négligence de Petrouchka, de cet odieux scélérat. Ou bien, elle a été écrite demain… c’est-à-dire que le rendez-vous était fixé pour demain… que je devais venir l’attendre demain avec la voiture…»

Le sang de M. Goliadkine se glaça à cette hypothèse. Pour la vérifier il plongea la main dans sa poche. À son grand étonnement il n’y trouva pas la lettre. «Que se passe-t-il? murmura notre héros à demi anéanti. Où ai-je pu la laisser? L’aurais-je perdue? Ah, il ne manquait que ça, fit-il en gémissant. Et si elle tombe dans des mains ennemies? C’est peut-être déjà fait. Ah! mon Dieu! Que va-t-il arriver? Ça fera un scandale… Ah! destin, destin misérable!…» Il pensa aussitôt à son sosie et se mit à trembler comme une feuille. L’indigne personnage, en lui jetant son pardessus sur la tête, avait peut-être profité de sa confusion pour lui soustraire la lettre dont il avait eu vent par les ennemis de M. Goliadkine… «D’autant qu’il a l’habitude d’intercepter, se dit-il, quant aux preuves… mais à quoi bon les preuves?…» Après un premier accès de stupeur et d’effroi, le sang afflua violemment à la tête de notre héros. Il poussa un grincement, saisit des mains sa tête brûlante et s’effondra sur le billot. Il sombra dans la méditation… sans parvenir à fixer ses pensées. Des visages défilaient devant ses yeux, tantôt vagues, tantôt plus nets, des événements depuis longtemps oubliés, les mélodies de quelques chansons stupides venaient se présenter à sa mémoire… Il était au comble de l’anxiété, d’une indescriptible anxiété… «Ah! mon Dieu, mon Dieu, répétait notre héros, reprenant conscience et étouffant un lourd sanglot, mon Dieu, donne force et fermeté à mon esprit plongé dans un gouffre sans fond de malheurs. Je suis perdu, je suis anéanti, aucun doute n’est possible à ce sujet. C’est dans l’ordre des choses. Il ne peut en être autrement J’ai perdu ma place, je l’ai certainement perdue… je ne pouvais pas ne pas la perdre. Bon, supposons même que les choses s’arrangent d’une manière ou d’une autre. Supposons que mon petit magot suffise pour les premiers jours. Il faudra louer un autre appartement, trouver quelques meubles… je n’aurai plus Petrouchka… Bon, je puis me passer de cette fripouille… J’habiterai chez des gens; ça peut s’arranger. Je pourrai sortir et rentrer quand il me plaira. Il n’y aura plus Petrouchka pour me faire la tête lorsque je rentrerai tard. C’est l’avantage de la sous-location; c’est bien connu, ça. Bon. Disons donc que c’est bien comme ça. Mais je suis toujours à parler d’autre chose, de tout autre chose…» À cet instant, la pensée de sa situation présente traversa son esprit. Il regarda autour de lui. «Ah! mon Dieu, mon Dieu! Ah! Seigneur, mais à quoi donc étais-je en train de penser?…» gémit notre héros, absolument désemparé, pressant des mains sa tête enfiévrée…

– Vous avez l’intention de partir bientôt? fit une voix au-dessus de lui. M. Goliadkine tressaillit et leva les yeux. Il vit devant lui son cocher. L’homme était, lui aussi, trempé jusqu’aux os et transi. L’impatience et le désœuvrement lui avaient suggéré l’idée de jeter un coup d’œil sur M. Goliadkine tapi derrière le tas de bois.

– Mais, mon ami, je ne sais pas… je compte partir bientôt, oui, très bientôt, mon ami… Patiente un peu…

Le cocher se retira, marmonnant entre ses dents. «Qu’a-t-il à grogner? murmura en larmoyant notre héros, je l’ai loué pour toute la soirée… Je suis, me semble-t-il, dans mon droit… n’est-ce pas? Je l’ai loué pour toute la soirée, un point c’est tout. Qu’il soit ici ou ailleurs, c’est le même prix. Tout dépend de mon bon vouloir. Je suis libre de partir ou de rester ici derrière le tas de bois… et ça ne te regarde pas. Tu n’as pas le droit de protester. Ton maître a envie de rester ici, derrière le tas de bois… eh bien, il y reste… il n’empiète sur les droits de personne! Parfaitement!… Oui, parfaitement, mademoiselle, tenez-vous le pour dit. Quant à votre cabane, sachez-le tien, mademoiselle, personne n’habite les cabanes de nos jours. Tenez-vous le pour dit! Et sachez aussi que l’immoralité ne paye pas en notre siècle de lumière; vous en êtes d’ailleurs un exemple lamentable… Mademoiselle a décidé que je travaillerais dans un bureau et que nous vivrions au bord de la mer… Eh bien, sachez-le bien, mademoiselle, il n’y a pas de bureaux au bord de la mer, et quant à faire de moi un chef, il ne faut pas y penser. Bon! Supposons, par exemple, que je fasse une demande… je me présente, je dis: «Voilà, Monsieur, nommez-moi chef de bureau et… défendez-moi de mes ennemis…» Eh bien, mademoiselle, on me répondra ceci: «Il y a déjà assez de chefs de bureau comme cela…» Et quant à vous, mademoiselle, vous n’êtes plus chez Mme Falbala, qui vous donnait des leçons de moralité, leçons dont vous êtes une illustration vivante et lamentable. La moralité consiste à rester à la maison, mademoiselle, à honorer votre père et à ne pas penser trop tôt au mariage. On vous trouvera des fiancés, quand il sera temps. Tenez-vous le pour dit. Il faut évidemment développer certains talents. Il est bon de savoir jouer du piano, connaître le français, apprendre un peu d’histoire et de géographie, d’histoire sainte et d’arithmétique – ceci est indiscutable… Mais il ne faut guère plus. Ah! il y a encore la question de la cuisine. L’art culinaire doit faire partie de l’éducation de toute jeune fille convenable. Maintenant revenons à notre projet. Tout d’abord, on ne vous laissera pas partir, ma toute belle demoiselle. Et si vous vous échappez, on vous poursuivra. Après quoi, on vous mettra sous tutelle, on vous enfermera dans un couvent. Et alors, ma chère demoiselle, que m’ordonnerez-vous de faire? Devrais-je, à l’instar de certains héros de stupides romans, venir tous les jours contempler du haut d’une colline voisine les murs glacés de votre prison? Devrais-je, à cette vue, fondre en larmes et courir, tel un personnage de ces mauvais poètes et romanciers allemands? Est-ce cela que vous voulez, mademoiselle?