«Permettez-moi de vous faire observer amicalement, tout d’abord, que les histoires de ce genre n’ont plus cours chez nous, ensuite, que vous et vos parents méritez quelques bonnes raclées pour les romans français que vous avez lus et qu’on vous a donnés à lire… Apprenez que les romans français ne vous enseignent rien de bon. On n’y trouve que poison… un poison délétère, mademoiselle.
» Vous pensez sans doute, qu’on peut s’enfuir impunément et se réfugier dans une cabane au bord de la mer… Une fois là, nous nous mettrons à roucouler, à parler sentiments et nous passerons notre vie heureux et comblés… Et avec cela, un petit rejeton, un oiselet, sans doute?… Après quoi, on viendra voir votre père, le conseiller d’État Olsoufi Ivanovitch, et on lui dira: «Voilà, mon cher, voilà notre oiselet… Oubliez en cette occasion votre malédiction et bénissez-nous…» Non, je vous le répète, mademoiselle, on n’agit pas de la sorte!
» Quant aux roucoulades et aux amours, n’y comptez pas. De nos jours le mari est le maître, mademoiselle. Une femme honnête et bien éduquée doit essayer, par tous les moyens, à lui rendre la vie agréable. En notre siècle de progrès, on ne tient pas aux manifestations de tendresse, mademoiselle. L’époque de J.-J. Rousseau est révolue. De nos jours, il en est autrement. Un mari rentre du travail. Supposons qu’il a faim; il dira; «Ma chérie, j’aimerais bien manger un petit morceau pour tromper la faim, par exemple, un peu de hareng fumé avec un verre de vodka.» Eh bien, mademoiselle, vous devez toujours tenir prêts, harengs et vodka. Et voilà le mari qui se met à manger avec appétit un petit morceau, sans même vous regarder, mademoiselle. Il se contente de vous dire: «Va donc à la cuisine, mon petit chat, et veille bien au dîner, mon chéri.» Il vous embrassera une fois par semaine, et encore sans trop de passion, ma chère; voilà comment ça se passe aujourd’hui, mademoiselle. Oui, je répète, un petit baiser sans trop de passion. Voilà ce qui vous arrivera, si on veut bien raisonner, si on veut voir les choses comme elles sont… Et que viens-je faire dans cette affaire? Pourquoi me rendez-vous complice de vos fantaisies, mademoiselle? Évidemment, vous prétendez que je suis «un homme généreux, dévoué, un homme cher à votre cœur»… Mais, tout d’abord, mademoiselle, sachez que je ne suis pas fait pour vous. Je ne suis pas un maître dans l’art du compliment, vous le savez bien, vous-même; je déteste les petites futilités parfumées qu’on débite aux dames. Je ne suis pas bon pour jouer les amants langoureux…
» Et d’ailleurs, mon physique ne s’y prête pas! Vous ne trouverez en nous ni vanité, ni prétention, ni hypocrisie, Mademoiselle, nous vous l’avouons en toute sincérité. Oui, voilà comment nous sommes! Nous avons un caractère droit et loyal et un esprit sain. Les intrigues ne nous intéressent pas. Je ne suis pas un intrigant et j’en suis fier! Voilà!… Je ne porte pas de masque quand je suis au milieu de gens honnêtes et pour tout vous dire…»
Subitement M. Goliadkine tressaillit. La barbe rousse complètement trempée du cocher apparut à nouveau au-dessus du tas de bois.
– Je viens tout de suite, mon ami, j’arrive, mon ami, oui, j’arrive tout de suite, bredouilla notre héros.
Le cocher se gratta la nuque, promena sa main sur sa barbe, fit un pas en avant… puis s’arrêta et fixa un regard plein de méfiance sur M. Goliadkine.
– Je viens, mon ami. Vois-tu, mon ami… Je dois attendre encore un peu… Juste une seconde, mon brave… Comprends-tu, mon ami…?
– N’avez-vous pas l’intention de partir d’ici? fit enfin le cocher en s’approchant résolument de notre héros.
– Mais non, mon ami… je viens. Vois-tu, mon ami j’attends ici…
– Je vois…
– Vois-tu, mon ami, je dois… À propos, de quel village es-tu, mon cher?
– Je suis né chez mes maîtres…
– Et ce sont de bons maîtres?
– Ma foi…
– Bon, mon ami. Reste un moment ici, mon cher. Vois-tu, mon ami… es-tu depuis longtemps à Saint-Pétersbourg?
– Depuis un an…
– Es-tu content, mon ami?
– Ma foi…
– C’est bien, mon ami, c’est bien. Remercions-en la Providence, mon cher. Un conseil, mon ami: recherche toujours les honnêtes gens. Ils sont devenus rares, aujourd’hui, mon cher. Un homme brave et honnête te donnera à boire et à manger; il te soignera et te lavera. Vois-tu, mon ami, parfois les larmes apparaissent au milieu de l’or… Tu en vois un exemple lamentable devant toi… Voilà comment vont les choses, mon cher…
Le cocher parut prendre en pitié M. Goliadkine et répondit:
– Bon, je vous attendrai. Restez-vous longtemps encore?
– Non, mon ami, non. Sais-tu, je commence déjà à perdre patience, mon cher… Je ne compte plus attendre longtemps… qu’en penses-tu, mon ami? Je fais confiance à ton jugement. Je crois que ce n’est plus la peine d’attendre ici…
– Alors, vous ne pensez plus partir?
– Non, mon ami, non… mais je te donnerai quand même un bon pourboire… c’est promis. Combien te dois-je, mon brave?
– Eh bien, ce que vous m’avez promis, Monsieur. J’ai attendu longtemps, Monsieur. Vous n’allez tout de même pas me frustrer, Monsieur.
– Voilà pour toi, mon cher, voilà.
M. Goliadkine remit au cocher les six roubles promis. Il était fermement décidé à ne plus perdre de temps. Il voulait partir coûte que coûte. D’ailleurs les ponts étaient coupés, désormais. Il avait licencié le cocher et n’avait, par conséquent, aucune raison d’attendre. Il sortit de la cour, franchit la porte cochère et tourna à gauche. Puis, sans se retourner, radieux et haletant, il se mit à courir. «Tout peut encore s’arranger pour le mieux, pensait-il; quant à moi, j’ai évité, de cette façon, un grand malheur.»