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Il se sentait maintenant réconcilié avec toute l’humanité et avec son propre destin. Il se sentait rempli d’amour, non seulement pour le digne vieillard, mais aussi pour tous ses invités et même pour le malfaisant sosie, qui, en cet instant, ne lui paraissait être ni malfaisant ni sosie, mais un homme normal et fort aimable: M. Goliadkine voulut parler à Olsoufi Ivanovitch, mais; le trop-plein de son âme l’en empêcha. Il ne put prononcer un mot et se contenta de poser sa main sur le cœur dans un geste large et démonstratif… André Philippovitch, afin d’éviter au sensible vieillard des émotions trop fortes, entraîna notre héros dans un coin de la salle et l’y abandonna, lui laissant, toutefois, une liberté absolue. Tout en souriant et marmonnant entre ses dents, notre héros se mit à se frayer un chemin à travers la foule compacte. Il était décontenancé par les événements, mais se sentait entièrement réconcilié avec les hommes et sa destinée. Il avançait. Les gens se rangeaient sur son passage et le regardaient avec une étrange curiosité et un air de compassion énigmatique.

Notre héros parvint à une pièce voisine. Il y fut accueilli avec la même sollicitude. Il se rendait vaguement compte qu’une file nombreuse se pressait sur ses pas. Il sentait que les gens surveillaient chacun de ses gestes. Il les entendait discuter en sourdine de quelque chose de très important. Il les voyait parler, hocher la tête, chuchoter, se contredire, se disputer âprement… Il aurait voulu savoir de quoi ils discutaient, pourquoi ils chuchotaient et se disputaient. Il se retourna et vit son sosie à ses côtés. Il éprouva aussitôt un besoin insurmontable de saisir la main de cet homme et de l’entraîner à l’écart. Là, il le supplia de l’aider dans toutes les circonstances futures et de ne point l’abandonner en un moment aussi critique. M. Goliadkine jeune secoua sa tête avec gravité et serra fortement la main de notre héros, qui sentit battre violemment son cœur oppressé par un trop-plein d’émotions. Il suffoquait, il se sentait écrasé de toutes parts. Il avait peine à supporter tous ces regards qui le perçaient, le dévoraient, l’anéantissaient… M. Goliadkine aperçut, en passant, le conseiller qui portait perruque. Le conseiller le fixait d’un regard sévère, scrutateur, qui ne s’accordait point à la sympathie de tous… M. Goliadkine voulut aller à lui, sourire, s’expliquer d’un mot avec lui; mais il ne put. Pour un moment il oublia la réalité, perdit la mémoire et le sentiment… Lorsqu’il revint à lui, il constata qu’il circulait au milieu d’un large cercle de convives. Tout à coup on appela de la pièce voisine: M. Goliadkine! Ce fut un cri soudain qui passa sur les groupes. Tout le monde s’agita bruyamment, on se hâta vers les portes du premier salon, on y porta presque M. Goliadkine. Le conseiller à la perruque et au cœur impitoyable se trouva à côté de M. Goliadkine. Le conseiller lui prit la main, le fit asseoir à ses côtés, en face mais à distance respectueuse du fauteuil d’Olsoufi Ivanovitch. Les convives formèrent un cercle à plusieurs rangs et s’assirent autour de M. Goliadkine et d’Olsoufi Ivanovitch. Ils se turent et s’apaisèrent. Le silence était grave. On regardait Olsoufi Ivanovitch, on semblait attendre un événement extraordinaire. M. Goliadkine remarqua que l’autre M. Goliadkine et André Philippovitch s’étaient placés aux côtés du fauteuil d’Olsoufi Ivanovitch, en face du conseiller… Le silence se prolongeait. C’était l’attente…

«C’est ainsi dans les familles, quand un parent doit partir pour un lointain voyage; il n’y aurait plus maintenant qu’à se lever et à prier», pensa notre héros. Ses réflexions furent interrompues par l’agitation soudaine des invités. Mais personne ne semblait surpris. «Il arrive… il arrive», disait-on.

«Qui donc arrive?» se demandait M. Goliadkine, qui tressaillit d’une sensation bizarre.

«Il est temps», fit le conseiller à perruque, en regardant avec attention André Philippovitch. De son côté, ce dernier leva les yeux sur Olsoufi Ivanovitch. Le digne vieillard hocha solennellement la tête en signe d’approbation.

– Levez-vous, dit le conseiller, en soulevant M. Goliadkine.

Tout le monde se leva. Le conseiller prit M. Goliadkine aîné par la main. André Philippovitch fit de même avec M. Goliadkine jeune. Les deux fonctionnaires amenèrent solennellement face à face les deux jumeaux, au milieu de la foule attentive et anxieuse. Notre héros promena son regard étonné autour de lui, mais aussitôt on le rappela à l’ordre, en lui montrant son sosie qui lui tendait la main.

«On veut nous réconcilier», se dit notre héros et tendit, à son tour, sa main avec attendrissement. Après la main, il tendit sa tête. Son sosie en fit de même…

Il sembla à notre héros que son perfide ami lui souriait, tout en clignant insolemment des yeux, à la dérobée, vers les spectateurs qui les entouraient. Oui, il crut voir une expression de mauvais augure sur le visage infâme de l’imposteur, une grimace que le traître faisait au moment même où il allait donner son baiser de Judas.

M. Goliadkine entendit des cloches résonner dans sa tête. Ses yeux se brouillèrent. Il lui sembla qu’une multitude, une file interminable de Goliadkine, tous absolument semblables, faisaient au même instant irruption dans la salle, en enfonçant les portes… Mais il était trop tard… Déjà retentissait le baiser sonore et perfide et…

Ici prend place un événement absolument inattendu… Les deux battants de la porte d’entrée s’ouvrirent avec fracas; un homme, dont la vue seule glaça d’effroi notre héros, parut sur le seuil. Les pieds de M. Goliadkine s’enracinèrent au plancher. Un cri d’épouvante s’étrangla dans sa gorge oppressée…

Disons, toutefois, que M. Goliadkine avait prévu tout cela depuis longtemps; il avait déjà pressenti cette situation. Le nouvel arrivant s’avança grave et solennel. Notre héros connaissait bien ce visage. Il l’avait vu très souvent, pas plus tard qu’aujourd’hui même… L’homme était de haute taille et de forte corpulence. Il portait un habit noir. Son cou s’ornait d’une croix de respectable dimension. Il ne lui manquait qu’un cigare aux lèvres, pour que la ressemblance fût parfaite… Son regard, comme nous l’avons déjà dit, glaça d’effroi M. Goliadkine. Grave et majestueux, il s’approcha du misérable héros de notre roman. M. Goliadkine lui tendit la main. L’homme prit la main, et entraîna le malheureux à sa suite… Désemparé, le visage décomposé, notre héros regarda autour de lui…

«C’est Christian Ivanovitch Rutenspitz, c’est le docteur en médecine et en chirurgie, c’est votre vieil ami, Iakov Petrovitch», gazouilla une voix odieuse à l’oreille de notre héros. Ce dernier se retourna. L’homme qui venait de lui parler n’était autre que l’infâme sosie à l’âme détestable et perfide. Son visage rayonnait de joie, d’une joie cruelle et de mauvais augure. Il se frottait les mains avec allégresse, tournait joyeusement la tête en tous sens, allait de l’un à l’autre, ravi et triomphant. Il était prêt à danser d’enthousiasme.

Soudain, il bondit en avant, arracha une bougie de la main d’un domestique et s’avança, éclairant Christian Ivanovitch et M. Goliadkine, qui le suivirent.

Notre héros entendit distinctement tous les spectateurs se ruer à leur suite. Ils se pressaient, s’écrasaient, et répétaient tous en chœur les paroles de l’imposteur: «Ne craignez rien, ce n’est rien, Iakov Petrovitch; ce n’est que votre vieil ami, votre vieille connaissance, Christian Ivanovitch Rutenspitz.»