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– Des ragots, dites-vous?

– Parfaitement, Christian Ivanovitch. Ils sont maintenant en pleine cabale. Le gros ours, l’oncle a aussitôt mis la main à la pâte, et le neveu, notre galopin, aussi. Ils se sont acoquinés avec de vieilles bonnes femmes et ont évidemment cuisiné un plat à leur façon… Et que pensez-vous? Savez-vous ce qu’ils ont inventé pour assassiner un homme?

– Comment? Pour assassiner un homme?…

– Parfaitement, Christian Ivanovitch, pour assassiner un homme. Pour l’assassiner moralement. Ils ont lancé le bruit… Au fait, je parle toujours de mon ami intime… vous comprenez?…

Christian Ivanovitch hocha la tête en signe d’approbation.

– Oui, ils ont fait courir sur lui le bruit… je vous avoue, Christian Ivanovitch, que j’ai même honte de le répéter…

– Humm!…

– Ils ont fait courir le bruit comme quoi il s’était déjà engagé officiellement à se marier… oui, qu’il était déjà fiancé à une autre… Et devinez à qui, Christian Ivanovitch?

– Vraiment?…

– À une tenancière de gargote, une Allemande, une femme vulgaire, chez laquelle il prend ses repas. Ils prétendent qu’il lui offre sa main… en payement de ses dettes.

– Et ce sont eux qui le racontent?

– Le croyez-vous, Christian Ivanovitch? Cette Allemande, vile, infâme, sans pudeur, cette Caroline Ivanovna… La connaissez-vous?

– J’avoue que pour ma part…

– Je vous comprends, Christian Ivanovitch, je vous comprends: pour ma part également je sens…

– Dites-moi, je vous prie, où habitez-vous actuellement?

– Où j’habite, Christian Ivanovitch?

– Oui… je veux savoir… je crois qu’autrefois vous viviez…

– Parfaitement, Christian Ivanovitch, je vivais, je vivais, oui… je vivais autrefois… C’est un fait… je vivais… répondit M. Goliadkine, accompagnant ses paroles d’un rire grêle. Sa réponse parut troubler son interlocuteur.

– Non. Vous avez mal compris ma question; je voulais, pour ma part…

– Moi aussi, je voulais, Christian Ivanovitch, moi aussi je voulais, pour ma part, répliqua Goliadkine en riant. Mais il me semble que je m’éternise chez vous, Christian Ivanovitch. J’espère que vous me permettez de prendre congé, maintenant…

– Humm!…

– Parfaitement, Christian Ivanovitch, je vous comprends, je vous comprends parfaitement, répétait notre héros, avec un rien d’affectation à l’égard de son vis-à-vis. Enfin, permettez-moi de vous souhaiter le bonjour…

Sur ce, M. Goliadkine fit une révérence et sortit du cabinet, laissant le médecin au comble de la stupéfaction. Il descendit l’escalier avec un sourire épanoui, en se frottant allègrement les mains. Sur le perron il aspira une bouffée d’air pur et se sentit en pleine liberté: il était sur le point de se considérer comme le plus heureux des mortels et avait l’intention de se diriger tout droit vers son bureau, lorsque soudain il entendit des grincements d’essieux, des tintements de grelots: sa calèche s’arrêtait devant le perron… Il leva les yeux et se souvint de tout. Déjà Petrouchka ouvrait la portière, M. Goliadkine éprouva à ce moment une sensation bizarre, nettement désagréable. Il devint tout rouge durant quelques instants. C’était comme si on lui perçait le cœur. Un pied déjà sur le marchepied de la calèche, il se retourna, il regarda vers les fenêtres de Christian Ivanovitch. Il l’avait bien deviné! Le médecin était là et le surveillait avec curiosité, tout en lissant ses favoris de sa main droite. «Ce docteur est stupide, se dit M. Goliadkine en se jetant dans un coin de la calèche, oui, profondément stupide. Il soigne peut-être fort bien ses malades, mais ça ne l’empêche pas d’être bête comme une oie.»

M. Goliadkine s’installa enfin. Petrouchka hurla: «Avance.» La calèche roula à nouveau vers la Perspective Nevski.

CHAPITRE III

Cette matinée s’écoula sous le signe d’une agitation infernale.

Arrivé sur la Perspective Nevski, M. Goliadkine se fit arrêter à proximité du Gostini-Dvor. Sautant de sa calèche, il se précipita aussitôt sous les arcades et flanqué du fidèle Petrouchka, entra dans un magasin d’orfèvrerie. Visiblement accablé de soucis et de lourdes responsabilités, il se mit immédiatement à marchander un service de table complet et un service à thé et les obtint pour la somme de 1500 roubles. Pour le même prix, il acquit un porte-cigare d’aspect séduisant et un jeu complet de rasoirs en argent. Il s’intéressa également à quelques autres objets utiles ou agréables et finalement promit ferme de revenir le lendemain, voire même d’envoyer dans l’après-midi quelqu’un pour prendre livraison de ces emplettes. Il nota soigneusement l’adresse du magasin, prêta une oreille attentive au marchand qui soulevait la question des arrhes et promit de les verser en temps opportun. Après quoi, il prit rapidement congé du marchand éberlué et sortit. Ne quittant pas des yeux Petrouchka, M. Goliadkine, visiblement en quête d’un autre magasin, parcourut la rue suivi d’une meute de boutiquiers. Au passage, il s’arrêta chez un changeur, troqua ses gros billets contre de plus petits, et, bien qu’ayant perdu au change, sembla fort satisfait de cette opération qui augmenta notablement le volume de son portefeuille. Il entra ensuite dans un magasin de tissus pour dames et, après avoir fait là encore, d’importantes commandes, s’engagea formellement à revenir le lendemain, nota à nouveau l’adresse, et, à la question des arrhes, répondit qu’il les verserait en temps opportun. Il entra encore dans d’autres boutiques, s’enquit du prix de différents objets, marchandant partout, quittant un magasin pour y revenir peu après, débattant parfois interminablement les prix avec les négociants, bref, déployant une extrême activité. Ayant quitté le quartier de Gostini-Dvor, notre héros se dirigea vers une galerie de meubles très en vogue. Il y fit l’acquisition d’un mobilier complet pour six pièces et s’arrêta longuement devant une coiffeuse fort originale, «dernier cri» de la mode; après avoir certifié au marchand qu’il enverrait chercher le tout incessamment, il promit, suivant son habitude, un acompte et sortit du magasin.

Il en visita encore un autre et y fit de nouvelles commandes. Le besoin de déployer son activité semblait intarissable. Pourtant, à la longue, il parut lassé de tout ce manège. D’autre part, Dieu sait pourquoi, il eût subitement une poussée de remords. Pour rien au monde, en particulier il n’eût voulu se trouver, en ce moment face-à-face avec André Philippovitch, ou même avec Christian Ivanovitch. Sur ce, la grande horloge sonna les trois heures. M. Goliadkine s’installa dans la calèche; ses courses étaient terminées. Après une matinée de recherches, il n’avait acquis qu’une paire de gants et un flacon de parfum d’une valeur d’un rouble et demi.

Il avait encore du temps devant lui: en conséquence, il donna l’ordre au cocher de le conduire dans un restaurant renommé de la Perspective Nevski, qu’il ne connaissait d’ailleurs que de réputation. Arrivé sur les lieux, il sortit de la calèche et se précipita dans la salle avec l’intention de se reposer un peu, prendre une légère collation et surtout attendre «son heure». Il mangea comme un homme qui, dans l’attente d’un dîner important et copieux, décide de prendre quelque chose pour tromper la faim; il but aussi un petit verre de vodka, puis se cala dans un fauteuil, et, après un regard circulaire dans la salle, se plongea paisiblement dans la lecture d’une maigre feuille patriotique.