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Il lut deux ou trois lignes, se leva, se contempla dans la glace, mit un peu d’ordre dans sa coiffure et sa tenue, puis s’approcha de la fenêtre, jeta un regard pour constater que sa calèche était toujours à la même place… enfin, revint vers son fauteuil et reprit son journal.

Il était visiblement troublé. Un coup d’œil à la pendule lui apprit qu’il n’était que trois heures un quart; il avait encore longtemps à attendre. M. Goliadkine estima qu’il n’était guère décent de rester devant une table vide et commanda une tasse de chocolat, dont il n’avait aucune envie, pour l’instant, à dire vrai. Il but son chocolat et, ayant constaté que l’aiguille de la pendule avait déjà parcouru un long trajet, se leva pour payer. À ce moment-là, quelqu’un le frappa sur l’épaule. Il se retourna et vit devant lui deux de ses collègues – ceux-là mêmes qu’il avait croisés le matin sur la Liteinaia – jeunes débutants dans la vie et dans la carrière administrative. Notre héros entretenait avec eux des relations assez ambiguës, ni cordiales, ni franchement inamicales.

On s’efforçait, des deux côtés, de respecter les règles de la convenance, mais un rapprochement plus étroit paraissait impossible entre eux. Dans le moment présent, cette rencontre parut importuner sérieusement M. Goliadkine. Il fronça légèrement les sourcils et se montra même assez troublé durant quelques instants.

– Iakov Petrovitch, Iakov Petrovitch, se mirent aussitôt à gazouiller les deux scribes, Iakov Petrovitch! Vous ici? Par quel hasard?…

– Ah! c’est vous, Messieurs, interrompit rapidement Goliadkine, un peu gêné et même outré par l’étonnement si crûment et en même temps si familièrement manifesté par les deux fonctionnaires. Prenant un ton désinvolte et bravache il leur lança: «Alors, Messieurs, on a déserté, hein? Hé, hé, hé.» Puis, pour marquer les distances et remettre à leur place les deux blancs-becs, il esquissa un mouvement pour tapoter l’épaule de l’un des jeunes gens.

Mais l’effet de familiarité condescendante qu’il voulut imprimer à son geste fut manqué. Au lieu d’un geste leste et décent il fit tout autre chose.

– Et alors, demanda-t-il, notre ours est toujours au bureau?

– Qui cela, Iakov Petrovitch?

– Eh bien, l’ours; comme si vous ne saviez pas qui on appelle l’ours?… M. Goliadkine se mit à rire, se tourna vers l’employé pour recevoir sa monnaie et ajouta: «Je parle évidemment d’André Philippovitch.»

Il empocha son argent et, sur un ton très sérieux cette fois, répéta sa question. Les deux scribes échangèrent un regard significatif et l’un d’eux répondit:

– Oui, il est encore au bureau et il vous a même demandé, Iakov Petrovitch.

– Ah bon, il y est toujours. Eh bien, qu’il y reste, en ce cas. Et alors, il m’a demandé?

– Oui, il vous a demandé, Iakov Petrovitch. Mais que vous arrive-t-il? Vous voilà tout parfumé, pommadé. Un vrai dandy!

– C’est cela, Messieurs, c’est cela. Enfin… fit Goliadkine détournant les yeux et s’efforçant de sourire. Les deux fonctionnaires voyant qu’il souriait, se mirent à s’esclaffer. M. Goliadkine se renfrogna.

– Je vous dirai, Messieurs, amicalement, que jusqu’à présent vous ne me connaissiez que sous un certain jour, fit notre héros après un court silence, décidé, semblait-il, à leur faire une importante révélation. Je ne le reproche d’ailleurs à aucun de vous: peut-être suis-je un peu responsable moi-même de cet état de chose?

M. Goliadkine serra ses lèvres et dévisagea ses interlocuteurs d’un air important Les deux jeunes gens échangèrent à nouveau un regard furtif.

– Jusqu’à présent Messieurs, vous ne me connaissiez pour ainsi dire pas. Des explications, à cette heure et en ce lieu, me paraissent hors de propos. Je vous dirai seulement quelques mots, en passant. Il y a des hommes, Messieurs qui n’aiment guère les chemins détournés et qui ne mettent un masque que pour se rendre à une mascarade; des hommes qui considèrent que leur destin n’est point d’apprendre à faire reluire habilement les parquets avec leurs semelles. Il y a aussi des hommes, Messieurs, qui ne s’estiment point parfaitement comblés et heureux, lorsque leurs pantalons sont bien coupés. Il y a enfin des hommes qui détestent la vaine agitation, la parade, l’intrigue et l’adulation et qui, par-dessus tout, Messieurs, évitent de fourrer leur nez là où n’est point leur place… Messieurs, j’ai dit à peu près tout ce que j’avais à vous dire; maintenant, permettez-moi de prendre congé.

M. Goliadkine s’arrêta. Les deux scribes parurent fortement réjouis de la tirade, car ils éclatèrent de rire avec la plus extrême impolitesse. M. Goliadkine s’enflamma.

– Riez, Messieurs, riez pendant qu’il est temps. Qui vivra, verra, ajouta-t-il d’un air offensé, en prenant son chapeau et se dirigeant vers la porte.

– Toutefois, je vous dirai encore ceci. Messieurs, fit-il en se tournant vers eux pour la dernière fois; j’irai un peu plus loin, puisque nous sommes ici entre quatre murs. Voici quels sont mes principes dans la vie: «Se raidir dans l’échec, se maintenir dans le succès et, en aucun cas, ne faire de tort à autrui. Je ne suis pas un intrigant et je m’en glorifie. Je n’aurais pas fait un bon diplomate. On dit, Messieurs, que l’oiseau vole tout droit sur le chasseur. Il y a du vrai dans cette affirmation et je suis prêt à y donner mon adhésion. Mais, dites-moi qui est le chasseur et qui est l’oiseau dans notre monde?… C’est une question à débattre, Messieurs…»

Après un moment de silence plein d’éloquence, M. Goliadkine prit son air le plus important et, les sourcils froncés, les lèvres hermétiquement jointes, salua ses collègues en sortit, laissant les deux fonctionnaires tout ébahis.

– Où devons-nous aller, maintenant? demanda Petrouchka, sur un ton assez sévère; il paraissait las de se traîner ainsi dans le froid. Il répéta sa question et rencontra un regard terrible, foudroyant, ce regard dont M. Goliadkine s’était servi déjà deux fois au cours de la matinée et auquel il eut recours à nouveau, en descendant les marches du perron.

– Au pont Ismailovsky.

– Au pont Ismailovsky, hurla Petrouchka. En route.

«Le dîner chez eux ne doit pas commencer avant quatre heures… peut-être même à cinq. N’est-il pas trop tôt? Bah! moi, je puis me permette d’arriver en avance. C’est un dîner de famille. Oui, je peux me permettre de venir sans faire de manières. «Sans façon», comme on dit entre gens bien élevés. Pourquoi me serait-il défendu d’agir «sans façon». Notre ours avait bien prévenu que tout serait «sans façon» chez eux, alors… pourquoi pas moi aussi… Tel était le cours des pensées de M. Goliadkine durant le trajet, et pourtant son trouble ne cessait de croître. Il était visible qu’il se préparait à faire face à une situation délicate, épineuse, pour ne pas dire plus. Il chuchotait, brandissait sa main droite, regardait sans arrêt par la portière.

Non, vraiment, en le voyant à ce moment tel qu’il était, personne n’eût pensé que M. Goliadkine se rendait à un dîner, à un bon dîner en famille, à la bonne franquette, «sans façon», comme on dit entre gens bien élevés. Enfin, arrivé tout près du pont Ismailovsky, M. Goliadkine désigna un immeuble. La calèche franchit avec fracas la porte cochère et s’arrêta près du perron de l’aile droite du bâtiment. À la fenêtre du second étage, M. Goliadkine entrevit un visage de femme et lui envoya aussitôt un baiser de la main. À vrai dire, il ne se rendait pas très bien compte lui-même de ce qu’il faisait. Il n’était ni mort ni vif en cette minute. Il sortit de la calèche, tout pâle, bouleversé, monta les marches du perron, enleva son chapeau d’un geste machinal, rajusta ses vêtements et s’élança dans l’escalier, non sans un léger frétillement dans les genoux.