– Olsoufi Ivanovitch est-il chez lui? demanda-t-il au domestique venu pour lui ouvrir.
– Il est là… ou plutôt, il n’est pas chez lui.
– Comment? Que dis-tu, mon ami? Je viens pour le dîner, mon brave. Tu me connais bien, d’ailleurs.
– Bien sûr. Mais il est interdit de vous laisser entrer.
– Tu… tu fais erreur, sans doute, mon brave… c’est moi… je suis invité… invité à dîner, mon brave, débitait M. Goliadkine, se débarrassant de son manteau et manifestant nettement son intention d’entrer dans le salon.
– Pardon. C’est interdit. On a ordonné de ne pas vous recevoir, de vous refuser l’entrée. Voilà.
M. Goliadkine blêmit. À cet instant précis la porte d’une des pièces de l’appartement s’ouvrit; Guérassimovitch, le vieux valet d’Olsoufi Ivanovitch, entra dans l’antichambre.
– Emelian Guérassimovitch, voilà ce Monsieur… il veut entrer et moi…
– Vous, vous êtes un imbécile, Alexis. Allez donc faire le service dans les salons et envoyez-moi ici cette fripouille de Semionitch.
Guérassimovitch se tourna ensuite vers M. Goliadkine et, sur un ton poli mais ferme, lui déclara:
– C’est interdit, c’est absolument impossible. Monsieur vous prie de l’excuser, il ne peut vous recevoir.
– A-t-il bien précisé qu’il ne pouvait pas me recevoir? demanda timidement M. Goliadkine. Excusez-moi, Guérassimovitch, mais pour quelle raison est-ce absolument impossible?
– C’est comme cela, absolument impossible. Je vous ai annoncé. On m’a répondu: «Demande-lui de nous excuser.» Enfin… il ne peut pas vous recevoir…
– Mais pourquoi? Comment? Comment?
– Voyons, permettez…
– Mais pourquoi donc? Ce n’est pas possible. Allez lui annoncer… Mais… pourquoi donc? Je suis invité à dîner. «Au fait, s’il me demande de l’excuser, c’est une autre affaire…» Cependant, Guérassimovitch… expliquez-moi, je vous en prie…
– Pardon. Permettez, proféra Guérassimovitch, en écartant d’un air résolu M. Goliadkine et ouvrant ainsi un large passage à deux messieurs qui venaient d’entrer dans le vestibule. Ces deux hommes étaient André Philippovitch et son neveu, Vladimir Semionovitch. Tous deux dévisagèrent M. Goliadkine avec stupéfaction. André Philippovitch voulut dire quelque chose, mais M. Goliadkine avait déjà pris son parti: il sortit de l’antichambre, les yeux baissés, le visage rouge, défait, un triple sourire aux lèvres…
– Je passerai plus tard, Guérassimovitch. Je viendrai m’expliquer. Je ne doute pas que tout s’éclaircira en temps voulu. Tout en bredouillant, il franchit le seuil et se trouva sur le palier.
– Iakov Petrovitch, Iakov Petrovitch, appela André Philippovitch, se précipitant à la poursuite de notre héros. Ce dernier était déjà sur le palier de l’étage inférieur. Il se retourna vivement vers André Philippovitch.
– Que désirez-vous. André Philippovitch? demanda-t-il, d’un air décidé.
– Que se passe-t-il, Iakov Petrovitch? Qu’avez-vous?
– Rien, André Philippovitch. Je suis venu ici de mon propre chef. Cela fait partie de ma vie privée, André Philippovitch.
– Que dites-vous?
– Je dis que cela fait partie de ma vie privée, André Philippovitch, et j’ai l’impression qu’on ne peut rien trouver de répréhensible dans ma conduite en ce qui concerne mes relations officielles.
– Vous dites? Ce qui concerne vos relations officielles?… Mais qu’avez-vous donc, Monsieur? Qu’avez-vous?
– Rien… André Philippovitch. Absolument rien. Une fillette impertinente, et rien de plus.
– Comment? Comment?
Bouleversé, stupéfait, André Philippovitch ne savait plus que dire. Durant tout ce dialogue M. Goliadkine était resté sur le palier de l’étage inférieur. Le regard rivé sur son chef de service, il semblait prêt à bondir sur lui à tout instant. Tout en se rendant compter du trouble de son interlocuteur, notre héros fit, presque inconsciemment un pas en avant. André Philippovitch recula d’autant. M. Goliadkine avança encore. D’un air inquiet André Philippovitch regarda autour de lui. Soudain, M. Goliadkine se mit à monter l’escalier à vive allure. Mais, plus prompt encore, son adversaire bondit, entra dans l’appartement et referma la porte derrière lui.
M. Goliadkine demeura seul dans l’escalier. Ses yeux se troublèrent. Complètement abasourdi, il restait là, planté sur ses pieds, ruminant d’absurdes pensées. Un souvenir lui revint à l’esprit: il avait trait à une situation bizarre, gênante où il s’était trouvé récemment.
«Bah! Bah!» murmura-t-il, s’efforçant de sourire. Au même moment, il entendit un bruit de voix et de pas dans l’escalier au-dessous de lui. C’étaient sans doute de nouveaux invités d’Olsoufi Ivanovitch. M. Goliadkine se ressaisit, releva rapidement le col de fourrure de son pardessus, y enfouit, autant qu’il le put, son visage et se mit à descendre l’escalier d’une démarche rapide, sautillante, cahotante, risquant la chute à chaque pas. Il se sentait faible et passablement engourdi. Tel était son trouble, qu’arrivé sur le perron, il ne prit pas le temps d’attendre que sa calèche se fût avancée au devant de lui; il se dirigea vers son équipage, traversa la cour boueuse. Au moment de monter, il ressentit subitement une irrésistible envie de disparaître à jamais sous terre ou de se cacher, lui et sa voiture, dans un trou de souris. Il avait l’impression que tous ceux qui se trouvaient en ce moment chez Olsoufi Ivanovitch étaient aux fenêtres et le regardaient de tous leurs yeux. Il sentit que s’il se retournait, ne fût-ce qu’un instant, il allait mourir sur place.
– Qu’as-tu à rire, imbécile? lança-t-il brutalement à Petrouchka qui s’apprêtait à l’aider à monter dans la voilure.
– Moi? Rien. Je ne ris pas. Je ne fais rien. Où allons-nous maintenant?
– À la maison. Fais vite.
– À la maison, cria Petrouchka en s’installant à l’arrière de la calèche.
«Quelle gueule de corbeau», pensa M. Goliadkine. La voiture démarra… Ils avaient déjà dépassé depuis un bon moment le pont Ismailovsky, lorsque subitement M. Goliadkine tira de toutes ses forces le cordon et ordonna au cocher de revenir immédiatement en arrière. Le cocher fit faire demi-tour aux chevaux et deux minutes plus tard ils étaient à nouveau dans la cour d’Olsoufi Ivanovitch.
– Arrête, imbécile» Il ne faut pas. Sors d’ici, hurla notre héros. Le cocher, comme s’il s’était attendu à ce nouvel ordre, ne protesta point et, sans arrêter ses chevaux, fit le tour de la cour et sortit dans la rue.
M. Goliadkine ne se fit pas conduire chez lui. Il commanda au cocher de traverser le pont Semionovski, de tourner ensuite dans une ruelle et de s’arrêter devant une taverne de modeste apparence. Là, il descendit de la voiture et régla le cocher. Il était enfin débarrassé de son équipage. Il donna l’ordre à Petrouchka de rentrer et de l’attendre à la maison. Lui-même, entra dans la taverne, prit un salon particulier et commanda le dîner. Il était assez mal en point: sa tête était le siège d’un invraisemblable chaos. Il déambula longuement dam le salon, en proie à une extrême angoisse. Enfin il s’assit, enfouit son front dans ses mains et de toutes ses forces se mit à réfléchir pour trouver une solution au problème posé par la situation.