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Il se demanda si, avant sa maladie, elle pouvait soutenir une conversation de ce genre ? Il l’imaginait superficielle, dévorant les plaisirs que pouvait lui proposer sa vie confortable et futile.

— Avez-vous peur des serpents ? dit-elle brusquement.

Cette curieuse question le dérouta :

— Pourquoi ?

— Kurt ne vous a pas encore montré son vivarium ?

— Il en possède un ici ?

— Sous les garages, un sous-sol est spécialement aménagé pour l’élevage de ces bêtes effroyables. On y trouve les reptiles les plus démoniaques de la création. D’énormes lézards répugnants et griffus. Des dragons volants. Des fouette-queues dont la vue donne la nausée. Des tortues éléphantines. Que sais-je encore… Quand il m’a proposé de visiter l’endroit, j’ai mis plusieurs jours à m’en remettre et il m’arrive encore d’avoir des cauchemars.

— C’est un maniaque ! s’exclama Adolf.

— Non : c’est son père, l’inventeur de ce lieu abominable. Il s’était fait installer un fauteuil sur rails, se déplaçant latéralement, afin de pouvoir admirer ses horribles pensionnaires à loisir, sans les perturber par des mouvements intempestifs. Concernant Kurt, je suis persuadée que la fosse aux serpents le répugne autant que moi…

— En ce cas, pourquoi ne s’en est-il pas débarrassé ?

Elle sourit.

— Précisément, il y a là matière à réflexion. Qu’est-ce qui incite ce gros pédé à conserver et à entretenir ces animaux épouvantables ?

Un sourire continuait d’égayer piteusement son visage émacié.

— Je crois comprendre : le trésor du vieux forban est sous la protection des reptiles ? fit Hitler.

— Je suis contente que vous parveniez à la même conclusion que moi, assura l’infirme.

— Et qui s’occupe de ces monstres ?

— Hans, le chauffeur. Bien entendu, il ignore tout de la cachet.

— Le vivarium est dûment cadenassé, je pense ?

— Fort Knox ! déclara Graziella.

NAPLES

8

Nino et Maria avaient pour règle de ne jamais utiliser leur voiture dans « le travail ». Lorsqu’ils devaient exécuter un contrat, ils empruntaient un véhicule passe-partout dans un quartier excentré et le rendaient à la rue sitôt leur mission remplie.

L’amour leur permettait de vivre un conte de fées infini. S’étant rencontrés adolescents, ils entrèrent dans l’âge adulte éclairés de la même lumière, certains qu’elle ne faiblirait pas. Ils savaient que la passion n’est pas stable et que Roméo et Juliette se seraient probablement séparés s’ils avaient connu une durée normale, mais ils ne redoutaient pas ce fatum. En créant l’exception, Dieu a inventé l’espoir.

Le grand-père de Nino était un soldat de la Wehrmacht dont la bataille de Monte Cassino abrégea la vie en 1944. Peu de jours avant son trépas, il eut le privilège de violer une jeune fille nommé Pierina, s’assurant à l’improviste une descendance occulte que sa famille teutonne devait toujours ignorer.

Ce rude accouplement généra une fille plus brune encore que sa mère. Toutefois, plus tard, bien qu’elle eût pour époux un sombre Napolitain, elle accoucha d’un bébé rose et blond. Ce rejeton aux cheveux couleur de blé mûr n’eut de germain que sa capillarité ; peut-être aussi un excès de romantisme qu’on prit souvent pour de la conjonctivite. On l’appela Nino, en souvenir d’un oncle héroïque mort pendant la campagne d’Érythrée d’un retour de manivelle d’auto.

C’est de cet ange blond que Maria tomba éperdument amoureuse. Ils se déniaisèrent mutuellement et se montrèrent avisés en ne procréant pas comme des goinfres.

Maria Fanutti, fille du Commendatore, privée tôt de l’amour maternel, devint une gamine renfermée et studieuse à qui son père n’accordait pas suffisamment de temps ni d’attention pour lui permettre de s’humaniser.

Sa rencontre avec Nino la fit littéralement exploser. Ses sentiments dévorants l’arrachèrent à une réserve proche de la sauvagerie. En quelques mois, Maria passa de l’adolescence à une maturité exaltante. C’est à cette période que le rêve du garçon se réalisa : devenir membre de la Camorra comme l’avait été son père. D’emblée, il se montra une recrue de choix.

Son géniteur avait tenu un rôle plutôt modeste dans l’Organisation : il pilotait les voitures lors des coups de main, servait de couverture pour les opérations mobilisant de forts effectifs, jouait les agents de liaison et les porte-coton auprès du Parrain. Sans être promis à une destinée d’exception, il pouvait espérer une existence suave. Las ! elle fut tragiquement écourtée par la rafale de mitraillette d’un carabinier trop zélé au moment où les gens de Gian Franco Vicino mettaient un juge d’instruction à la raison.

Il eut droit à des funérailles surdimensionnées : cercueil d’acajou massif ; messe chantée, concélébrée par des princes de l’Église ; corbillard à panaches, croulant sous les orchidées ; pleureuses professionnelles ; foule nombreuse et cependant recueillie. L’enterrement du médiocre truand marqua le jour le plus somptueux de son passage ici-bas. Comme souvent chez les subalternes, la mort faisait de lui une vedette.

Nino, promu soutien de famille à l’aube de sa vie, se comporta avec la dignité du petit Kennedy dans le cimetière d’Arlington, éveillant ainsi l’intérêt du Parrain. Quelque temps plus tard, celui-ci le confia à d’éminents précepteurs pour qu’ils en fissent un camorriste de qualité.

Dès ses premières armes, le jeune homme répondit à son attente. Sa tête d’archange aux cheveux blonds, bouclés, intimidait ses interlocuteurs. Il possédait une voix douce, le regard pareil à celui des statues de marbre qu’on mettait à s’ennuyer dans les parcs publics. Ses gestes gracieux et lents, son expression continuellement attentive révélaient un être plein de défiance, jouissant d’un self-control peu commun à son âge. Il perpétra ses premiers meurtres avec tant de tact que seules ses victimes furent au courant de leur trépas.

Ce sage parti pris lui fut inspiré par sa jeune épouse, car elle n’ignorait pas, malgré son inexpérience, que les cadavres sont des délateurs au témoignage redoutable. Rapidement, elle se chargea elle-même de l’équarrissage des patients. Elle agissait pour sa propre tranquillité d’esprit, redoutant qu’une étourderie ne mît son Nino bien-aimé en fâcheuse posture. Elle n’aurait pu supporter de le perdre, c’est pourquoi elle participait totalement à sa croisade : vivre ou mourir ensemble, elle n’ambitionnait rien d’autre.

Pour les besoins de leur nouveau job, ils s’assurèrent la collaboration passive d’une Fiat 125 bleu-gris qu’on oubliait de remarquer tant elle était insignifiante.

En bon Italien, Landrini savait se faire obéir de n’importe quelle automobile. Le moteur le plus rébarbatif cédait spontanément à ses sollicitations. Dérober la modeste voiture lui fut aussi aisé que de sortir un brelan d’as au poker.

Il roula jusqu’au Museo Capodimonte devant lequel Maria l’attendait. Elle portait un ravissant tailleur en lin, de couleur jaune Saint-Siège, s’harmonisant parfaitement avec son bronzage. Comme chaque fois qu’il la rejoignait, il libéra un gémissement d’enthousiasme. Elle tenait la gageure de se montrer toujours plus belle et désirable.

Aussitôt qu’elle se trouva à son côté, Nino inséra le tranchant de sa main entre ses cuisses duveteuses. Elle fut parcourue d’un frémissement tandis que sa respiration s’accélérait. Il la caressa un instant, imperceptiblement, puis, satisfait de cette reprise de contact, retira sa dextre pour la respirer. Maria lui adressa un sourire heureux.