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— L’homme est arrivé ? demanda Nino.

— Il donne à manger aux pigeons, dans le parc.

— Alors, va !

Il descendit de la Fiat et elle se coula au volant.

Landrini la regarda contourner le musée pour aller se garer dans la Via Ponti où elle découvrit une place sans trop de mal. Quand elle pénétra sous les frondaisons, il la suivit à distance.

Malgré son allure de promeneuse oisive, elle se déplaçait rapidement. Il la vit gagner la vaste pelouse agrémentée d’une roseraie où des bancs de pierre accueillaient les touristes fatigués. Quelques étrangers en bermuda, bardés d’appareils photographiques, y bivouaquaient. Certains consommaient des nourritures pour pique-niques tandis que d’autres, plus jeunes, folâtraient sur le gazon rasé.

Maria choisit pour s’asseoir un muret cernant la plantation de roses. Non loin d’elle, un homme de taille moyenne, assez modestement vêtu, prenait des grains dans un cornet en papier journal. Il allongeait le bras, ouvrait la main et des pigeons voraces, aux gorges moirées de reflets, tentaient de picorer le maïs. Ils y parvenaient rarement car les doigts se refermaient avant qu’ils puissent s’en saisir.

L’individu prenait visiblement un malin plaisir à cette taquinerie cruelle. Il capturait parfois le cou d’un infortuné et le serrait jusqu’à ce que l’oiseau n’eût plus la force d’agiter ses ailes.

Se sentant observé, il tourna la tête en direction de la jeune femme et lui adressa un petit sourire pleutre.

— Sont-ils gourmands, hein ? dit-il avec contrition.

— Je crois plus simplement qu’ils ont faim, répondit-elle.

Il sembla décontenancé, haussa les épaules.

— La ville les nourrit, assura l‘homme en versant sur le sol le contenu du cornet.

Puis il vint rejoindre Maria.

— Vous permettez ? fît-il en s’asseyant.

Elle remarqua qu’il dégageait une odeur pharmaceutique. Il avait largement dépassé la cinquantaine et traînait un aspect maladif. Elle connaissait ces personnages : des veuves surtout, taraudées par un début de cancer ou alourdies par quelque fibrome monstrueux. Ce genre de sédentaires s’obligeaient à sortir de leur logis pour s’aérer, mais cet effort leur coûtant, ils l’espaçaient de plus en plus.

Le tourmenteur de pigeons possédait un visage allongé dont la peau grise et ridée se couvrait de tavelures. Des touffes de poils blancs lui jaillissaient des oreilles et des narines. Un début de Parkinson agitait constamment sa main gauche. Elle se demanda les raisons qu’avait la Camorra pour décider la mort d’un être à ce point insignifiant et, apparemment, démuni.

Quel danger était-il capable d’engendrer ? Quel profit sa mort pouvait-elle procurer ?

Rassuré par cette prise de contact, Nino s’éloignait en direction d’un arrêt d’autobus, convaincu que la mission de Maria était en bonne voie. Sa jeune épouse obtenait toujours ce qu’elle voulait, sans jamais monter le ton. Les gens et les circonstances se pliaient à sa volonté avec une docilité déroutante.

En sa compagnie, leur vie oisive coulait comme un fleuve paresseux. Ils auraient dû s’ennuyer, mais leur amour torride comblait tous les temps morts.

Dans le bus, une ardente femme brune le repéra et s’arrangea pour se faufiler à son côté. Elle dégageait des remugles de femelle en transpiration. Elle plaça sa main contre la sienne sur la barre verticale qui aidait les voyageurs debout à assurer leur équilibre.

Nino ne broncha pas.

La passagère pivota légèrement afin de lui faire face. Son rouge à lèvres épais dégoûta le jeune homme. Des houppes de poils sombres moussaient sous ses aisselles. Au rythme du véhicule, elle avançait la jambe gauche vers lui et, bientôt, frôla sa cuisse. Landrini se fendit d’un sourire équivoque que la fille prit pour une invite. Celle-ci accentua sa pression. Elle le fixait de ses grands yeux noirs, concupiscents et stupides. Le garçon s’inclina sur son oreille.

— Tu aimes les choux ? lui demanda-t-il à voix basse.

Elle fut abasourdie.

— Je voudrais t’enfoncer un trognon de chou dans le con, salope ! Et le faire bouffer par une chèvre. Ensuite, c’est un plantoir de jardin que tu prendrais dans ton cul puant. Descends tout de suite de ce bus avant que je perde patience. Auparavant, laisse tes souliers sur place : je te taxe !

La donzelle se sépara de lui pour se précipiter en direction de la porte.

Il la vit bondir de l’autobus à la station suivante. Elle portait des mi-bas et avait abandonné ses chaussures sur le plancher. Nino se mit à les écraser le plus discrètement possible à lents coups de talon.

Elle assura au tortionnaire de pigeons qu’elle était sculpteur ; il en parut ravi.

Il s’informa de ce qu’elle sculptait ; Maria avoua être passionnée « d’attitudes humaines ». Elle ajouta que les hommes et les choses sont « posés sur l’univers », chacun dans une posture particulière, révélatrice de sa personnalité.

Le bonhomme semblait comprendre. Quand elle lui proposa de le prendre comme modèle, il s’inquiéta de savoir si cela générait un dédommagement financier. Maria l’assura qu’elle-même offrait cent mille lires par séance.

Il lui fit répéter la somme et se dit partant. Elle l’invita alors à se rendre immédiatement à son atelier pour une mise en place. Il demanda si celle-ci lui serait payée ? En guise de réponse elle ouvrit son sac et compta cent mille lires qu’il fit disparaître prestement.

Ses manières révélaient à quel point il vénérait l’argent car, lorsqu’il l’eut serré dans sa poche de pantalon, il se livra à de ridicules contorsions pour en condamner l’ouverture avec des épingles de sûreté, manège dont elle se divertit.

Ils gagnèrent la voiture naguère « empruntée » par Nino.

— Est-ce loin ? s’enquit le bonhomme après s’être installé.

Elle le rassura :

— Mon atelier est tout en haut du quartier espagnol, mais la séance terminée, je vous mènerai où vous le souhaitez.

Tranquillisé, il se laissa conduire en regardant défiler les boutiques. À l’intérieur de l’auto, son odeur devenait plus fétide. Elle s’aperçut qu’une plaque de vilain eczéma aux purulences blanchâtres déshonorait sa joue gauche,

— Vous vivez seul ? demanda-t-elle.

— Comme la bille d’un grelot.

— Veuf ?

— Je ne me suis jamais marié.

— Vos mœurs ?

— Non, la maladie : mon corps est couvert de psoriasis. Je vous préviens qu’il n’est pas très montrable.

— Je ne compte pas vous faire poser nu : vous garderez votre caleçon et votre chemise de corps.

L’automobile de rencontre rechignait dans la côte du Velmora ; Maria dut changer de vitesse à plusieurs reprises pour escalader la longue rue rectiligne conduisant au ciel. Une population douteuse grouillait dans cet univers de la Malavita[3]. Des échoppes décolorées se succédaient, toutes semblaient ne rien avoir de franchement négociable à proposer.

— Notez, il y a la mer Morte, fit le passager. Elle sortit de ses préoccupations :

— C’est-à-dire ?

— Pour mon psoriasis. On dit que les bains, dans son eau saumâtre, sont miraculeux ; seulement je n’ai jamais eu les moyens d’aller là-bas.

Elle ne sut que répondre, d’ailleurs ils arrivaient à destination : un vieil immeuble délabré au porche de marbre fissuré. Le bâtiment avait connu jadis une splendeur dont il ne subsistait plus grand-chose.

Elle pénétra dans la cour avec la Fiat qu’elle remisa près d’un appentis écroulé. Deux bassi cernaient l’entrée où prenait un pompeux escalier à double révolution et aux balustres brisés.

L’un des bassi servait de logement à une famille miséreuse ; il s’agissait d’une ancienne écurie que la croissance démographique avait transformée en habitation de fortune squattée par une informe marâtre à la progéniture débile.

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3

Mauvaise vie.