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Une construction jumelle lui faisait pendant. Nino et Maria l’utilisaient comme resserre. Au début, les voisins avaient tenté de l’annexer ; mais leur souveraineté fut des plus brèves. Landrini, assisté de deux amis, vint rosser les guenilleux dont il dévasta l’antre à titre de premier et ultime avertissement.

C’est ce gîte au désordre indescriptible que la jeune femme fit passer pour un atelier auprès de son modèle.

Il ne s’en formalisa point, accepta l’escabeau qu’elle lui présentait et attendit. Nino surgit de la seconde pièce, revêtu d’une blouse blanche, les bras gris du plâtre qu’il coltinait à l’aide d’une banche. Il salua brièvement le nouveau venu.

— Monsieur vient poser, annonça Maria en protégeant sa toilette d’un épais tablier de toile.

— Entendu, madame.

— Voici la première attitude qu’il devra adopter, reprit-elle en désignant un poster punaisé contre la porte.

Il représentait la silhouette d’un personnage allongé en arc de cercle dans une position vaguement fœtale. Ses bras s’arrondissaient au-dessus de lui, tandis que ses jambes arquées évoquaient un cavalier sur sa monture. Le visage, comme le reste de son individu, disparaissait sous une épaisse couche de plâtre. L’ensemble rappelait l’Homme Invisible dans un ancien film tiré du roman de H.G. Wells.

Le modèle semblait se désintéresser de la question. Par contre, ses vêtements le préoccupaient beaucoup. Quand il les eut retirés, il les roula, le pantalon à l’intérieur du veston, lia le tout à l’aide de sa cravate élimée et, après un regard perplexe, hissa ses hardes au sommet d’une armoire placée de guingois contre le mur.

— On peut y aller ? questionna Nino.

— Bien sûr ! répondit le vieux.

Landrini avait troqué le récipient contre un rouleau de fil de fer.

— Je vais vous aider à tenir la pose en esquissant un bâti, expliqua l’artiste, ainsi vous n’aurez pas à vous fatiguer.

L’homme ne fit aucune objection. Le couple l’avait fait étendre sur une carpette trouée et la jeune femme lui ployait le dos, puis chacun des membres, sans cesser d’étudier le poster. Le fil métallique jouait un rôle de tuteur.

— Ça ne va plus être long, promit-elle.

Maria se montrait appliquée. Nino l’admirait lorsqu’il la voyait se consacrer à ce genre de tâche. Il sentait à quel point il lui était soumis, et combien elle appréciait cette vassalité absolue.

— Voilà ! s’exclama-t-elle, satisfaite.

Son époux tira alors de sa poche une minuscule fiole dont le bouchon se dévissait. Elle s’en saisit. En souriant, se pencha sur le modèle et, d’un geste prompt, fourra l’étroit goulot entre ses lèvres. Dans un spasme, le vieux ouvrit grand la bouche et fut foudroyé par le cyanure.

Il eut encore quelques légers soubresauts que ses meurtriers observèrent sans marquer d’intérêt.

— Je vais préparer le moulage, annonça Nino.

9

Pendant que le plâtre séchait, ils gagnèrent (en taxi) le quartier de Forcella. Ils habitaient un curieux appartement dans une bâtisse en saillie ressemblant à la proue d’un navire. L’immeuble s’avançait au cœur d’un carrefour populeux qu’il paraissait fendre de son étrave. L’angle aigu, vitré de verre cathédrale, symbolisait une espèce de phare dont, la nuit, le croisement se trouvait illuminé.

Durant les années précédant leur union, les jeunes gens convoitèrent ce logis. Nino s’en ouvrit au Parrain, lequel sourit et le lui offrit comme présent de mariage. Les amoureux furent à ce point comblés qu’ils se promirent de ne jamais le quitter.

L’appartement, outre ce lock-out, comportait quatre pièces et une salle de bains, luxe rarissime dans cette partie de Naples. Maria voulut qu’on le peignît entièrement en ocre léger et le meubla design avec, aux murs, des reproductions d’œuvres avant-gardistes.

Nino, accoutumé à un univers plus que médiocre, se montra ébloui par les initiatives de son épouse.

Leur bonheur (ils n’osaient employer ce terme galvaudé) les dissuadant d’avoir un enfant, ils optèrent pour une procréation tardive. Le destin saurait leur en donner le signal quand il le faudrait.

Autre avantage présenté par leur immeuble : il avoisinait celui de Gian Franco Vicino. Être proche de ce personnage considérable leur donnait un sentiment de sécurité. Ils pouvaient observer la maison du grand homme, à vrai dire guère révélatrice de la vie se déroulant à l’intérieur. Un long balcon surchargé de plantes en pots ajoutait au mystère qui s’en dégageait. On n’y voyait jamais personne, sinon le jardinier chargé de la santé des végétaux.

Lorsqu’ils rentrèrent de l’atelier, ils trouvèrent le couvert dressé pour le dîner. La vieille concierge leur servant de femme de ménage avait mis sur la table un bocal de sotto olio, plein aux trois quarts de minuscules artichauts, de petites tomates rondes, d’aubergines en lamelles, de cubes de fromage. Des tranches de pain frottées d’ail s’empilaient dans une corbeille et un long salami, noueux comme un sexe d’âne, côtoyait un énorme quignon de mortadelle.

— Je meurs de faim ! avoua Nino en s’asseyant.

— Tu ne te laves pas les mains ? interrogea doucement Maria.

Il se leva en rougissant. Son manque d’hygiène constituait leur unique motif de dissension. Nino dégageait, presque en permanence, une puissante odeur de bouc qui stimulait la forte sexualité de son épouse, laquelle cachait son plaisir en lui adressant des reproches répétés.

Il revint de la salle de bains après s’être aspergé d’une eau de Cologne d’épicier.

Tous deux se prirent à batifoler dans l’énorme bocal, y piquant, à l’aide d’une longue fourchette à trois dents, les macérations qu’ils convoitaient.

— Quand crois-tu que nous pourrons évacuer… la statue ? demanda-t-elle, la bouche pleine.

— Pas avant demain soir. Il faut que le plâtre soit parfaitement sec pour que je puisse le patiner. Selon toi, qui était ce vieux type ?

— Ce n’est pas notre affaire, répondit Maria. Nous avons un contrat à honorer, peu importe l’identité du « patient ».

Leur repas achevé, Nino desservit et ils firent l‘amour sur la table, suivant un rituel qu’ils affectionnaient ne transgressaient jamais.

Elle s’étendait sur le dos, les fesses au bord du meuble. Son époux lui retirait lentement son slip, après quoi elle repliait ses longues jambes et les soutenait de ses avant-bras.

Le mari disposait d’une autonomie peu commune de la part d’un jeune mâle fougueux. Il la prenait langoureusement, forçant l’allure de temps à autre pour déclencher une violente frénésie chez la jeune femme. Rien ne l’excitait autant que de la sentir trembler et gémir sous lui. Lorsqu’elle le suppliait de se libérer, il ralentissait ses mouvements afin que leur pâmoison soit une apothéose.

MUNICH

10

La disparition d’Hildegarde devait fortement perturber la vie de la maison. Cette vieillarde furtive, qui parlait peu et ne riait jamais, donnait cependant un équilibre à l’étrange foyer disloqué.

Une fois qu’elle fut sous terre, un souffle anarchique passa sur la vaste demeure. Trudy, la grosse cuisinière, privée des directives formant l’armature de sa vie professionnelle négligeait son travail. Elle oubliait de faire le marché, laissait brûler les mets ou, au contraire, les servait incomplètement cuits.