— Et à présent ? demanda doucement Graziella.
— Je vais aller les remettre à leur place jusqu’à ce que je trouve un moyen de supprimer Kurt.
Comme il proférait ces mots, il crut percevoir un léger bruit en direction de la porte ; vivement il se retourna et découvrit Heineman dans la pénombre.
— Je crois que je dérange ! articula l’arrivant.
L’époux intempestif s’approcha du lit. Il portait un imperméable à pattes sur les épaules, d’un vilain vert armée, qui lui descendait aux chevilles. Son feutre taupe, à bords courts, achevait d’en faire une caricature du hobereau germanique.
Quand il vit le tas de pierres précieuses sur les jambes de sa femme, il émit un grondement de bête malfaisante.
— Tu vois, Kurt, dit-elle, il n’existe pas de cachette infaillible.
— Putain ! hurla-t-il, sale putain !
Il se mit à frapper le maigre visage à coups de poing.
Graziella tenta de se protéger avec son bras valide. Le mari ne cessait de cogner, ponctuant chacun de ses horions d’une insulte.
Adolf tentait de le ceinturer pour le faire lâcher prise, mais l’homme était trop massif et son courroux trop violent pour qu’il parvienne à le séparer de sa proie.
Réalisant qu’il n’y arriverait pas de cette façon et que le temps pressait, l’Autrichien se saisit d’un bronze de Diane posé sur la commode et, l’élevant le plus haut qu’il put, l’abattit sur la nuque écarlate de Kurt.
Plus tard, il eut beau solliciter ses souvenirs, il ne put se rappeler si l’impact avait fait du bruit. Les images défilaient comme dans un film muet. Le bronze frappant l’arrière de cette tête congestionnée, Heineman foudroyé, s’écroulant sur sa femme, puis cette soudaine, cette intégrale immobilité.
À l’instant, il sut comment agir : avant tout, courir reporter les pierres dans le socle du projecteur. Puis alerter la police…
Déjà sa version des faits se déroulait dans sa tête.
Il allait connaître des moments difficiles. Mais il sentait qu’il les vivrait avec courage.
Quand la police arriva (en un temps record), ses représentants découvrirent un homme mort, une infirme dans le coma, et un garçon en pleine confusion mentale.
Les gens de l’Identité judiciaire survinrent peu après leurs collègues. Adolf avait eu la sagesse de laisser les choses « en l’état » et ils n’eurent aucune difficulté à lire les péripéties du drame dans cette scène figée.
Graziella tenait de sa pauvre main le poignet droit du forcené, lequel s’était meurtri les jointures en la criblant de coups de poing. Kurt se trouvait éclaboussé par le sang de son épouse. Son visage et ses vêtements étaient rouges. Le bronze d’art lui avait rompu les vertèbres cervicales.
Dans le crépitement des appareils photographiques et la fulgurance des flashes, la chaise roulante abandonnée accroissait l’aspect dramatique de la chambre investie.
Un policier gros et blond, aux cheveux rares et au teint comestible, guida Hitler dans l’embrasure de la fenêtre. Il lui fit décliner son identité, marqua un tressaillement à l’énoncé de son patronyme et le pria de raconter les faits. Adolf joua le garçon dépassé par les événements, s’efforçant de les relater minutieusement. Sa version fut approximativement la suivante : alors qu’il dormait profondément, le bruit d’une altercation l’avait arraché au sommeil. Au lieu de se calmer, la dispute s’amplifia. Il sortit de son lit et accourut. Il trouva M. Heineman en train de molester sa femme avec une effrayante sauvagerie. Il tenta de lui faire lâcher prise, ce qui attisa la fureur du géomètre. Comprenant qu’il ne viendrait pas à bout de l’énergumène, le garçon s’empara du premier objet venu et porta un coup à l’époux en pleine crise de démence. Un seul, au jugé, mais qui foudroya le furieux.
Son interlocuteur consigna rapidement ses dires. Après quoi deux policiers en uniforme le saisirent chacun par un bras et l’entraînèrent.
Il finit la nuit seul, à l’infirmerie de la police, dans une chambre de quatre lits. Son repos fut serein. Loin d’être troublé par le meurtre de Kurt, il ressentait une certaine euphorie de son geste spontané, brutal, mais initiateur d’une détente bienfaisante.
On le réveilla tôt, sans la moindre brusquerie. Il procéda à sa toilette après laquelle on le conduisit dans des bureaux administratifs où il dut patienter plus d’une heure. Pour tromper l’attente, il lut un magazine à sensation abandonné sur une table basse, qui racontait les démêlés amoureux de princesses en carton-pâte, de rois sans royaume, d’acteurs comblés et de fameux industriels aux fantaisies ruineuses.
Enfin, on l’introduisit dans le cabinet de travail d’un personnage au physique de traître que l’on sentait imperméable à l’indulgence et à toute pitié.
L’homme lui fît subir un interrogatoire particulièrement poussé pendant plus de quatre heures. Une secrétaire sans poitrine, au nez exagérément busqué, l’enregistrait avec une rare vélocité.
À la fin de cette longue séance, truffée de questions sans cesse répétées, Hitler eut la certitude d’avoir tout dit, hormis ce qui concernait le trésor. Il reconnut ses pratiques pédophiles avec le géomètre, son amitié naissante pour l’épouse handicapée, sa camaraderie l’unissant à Hans, le chauffeur. Il simula l’adolescent vaguement attardé, confronté à un milieu qui n’est pas le sien.
À l’issue de l’entretien, il s’enquit de l’état de santé de Graziella.
— Elle est décédée au cours de la nuit, révéla son interlocuteur.
Adolf se prit à pleurer.
— C’est ma faute, fit-il : j’aurais dû « le » frapper plus vite !
Pareille candeur décontenança le magistrat.
La période suivante fut grise au point qu’Hitler l’oublia très vite. On lui commit un avocat d’office, en fin de carrière, qui portait une barbe hirsute et faisait montre d’un paternalisme lénifiant. Son défenseur le prit pour un gamin fraîchement descendu de ses montagnes autrichiennes, que le hasard pernicieux avait précipité dans les bras d’un homosexuel dépravé. Il invoqua la légitime défense pour tenter de sauver une malheureuse infirme.
L’affaire fut classée.
Adolf Hitler retourna quelques semaines à Vienne, chez sa bonne grand-mère qui ignorait ses démêlés avec la justice allemande. La vieille femme éprouva un grand bonheur et pleura beaucoup. Elle faillit, dans son allégresse, révéler au jeune homme le nom de son grand-père, se retint à l’ultime seconde.
Elle eut tort.
NAPLES
Maintenant qu’il était métamorphosé en statue, leur « contrat » ne tenait plus dans la voiture dérobée par Nino. Sa pose inclinée lui interdisait l’accès d’une conduite intérieure, fut-elle d’un volume supérieur à la Fiat 125, Le garçon dut rendre celle-ci à la rue et la remplacer par une Fiat Fiorino, de couleur rouille, dont la double porte arrière permettait d’accueillir son client minéralisé.
La nuit s’emparait de la campagne et les premières étoiles commençaient à trembler au firmament. Nino se mit à siffler.
Ils prirent la route de Pompéi, peu encombrée à cette heure. Une journée finissante favorise une certaine mélancolie. Ce soir-là, probablement à cause de son infinie douceur, elle portait au lyrisme. La « sculpture » qu’ils convoyaient dodelinait dans les virages.
Lors d’une secousse un peu plus accusée, le conducteur se retourna et jeta à leur victime :
— Du calme, mon petit. Il n’y en a plus pour longtemps.
— Ne lui parle pas ainsi ! implora Maria : on doit le respect aux morts.