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— Même à ceux qu’on fabrique soi-même ? plaisanta Nino.

— Surtout ! assura-t-elle.

Il cessa de rire et, furtivement, croisa les doigts.

Quelques kilomètres avant Pompéi, le jeune homme emprunta un chemin sur sa gauche, contournant la ceinture de fortifications. Il voulait rallier la « Villa des Mystères » sans passer par la cité détruite, car des rondes de vigiles s’y effectuaient la nuit. Certes, elles étaient bon enfant, mais le jeune couple ne souhaitait pas se faire remarquer.

Nino avait travaillé, une saison durant, dans la ville anéantie, comme vendeur de brochures et de boissons. Il en connaissait non seulement l’histoire et les sites majeurs, mais également les recoins les plus discrets.

La nuit maintenant était dense et sans failles. Il remisa le véhicule en dehors des ruines et inspecta les lieux. Une cité engloutie sous les cendres pendant près de deux millénaires a pris l’habitude du silence. Il retira sa statue de la Fiat Fiorino et la chargea sur son épaule. Il avança jusqu’à une brèche du mur d’enceinte qu’il franchit sans encombre malgré les broussailles.

Sa femme le suivait d’une allure élastique. Ils ne tardèrent pas à s’engager dans une voie garnie de larges dalles dans lesquelles, vingt siècles auparavant, les charrois avaient creusé de profondes ornières.

Leur cheminement fut bref. Bientôt, Nino pénétra dans les vestiges d’une construction jadis importante, à en juger aux décombres. Plusieurs moulages de corps étaient disposés sur le sol dans ces postures saugrenues consécutives à une mort foudroyante.

Maria alluma une minuscule lampe électrique et de son maigre faisceau balaya les formes humaines. Elle désigna l’une d’elles, dont leur dernière victime était la réplique exacte.

Le garçon déposa son fardeau et entreprit d’évacuer le gisant ; puis, aidé de son épouse, il installa leur sculpture à l’emplacement occupé par le citoyen de Pompéi et s’attarda à contempler son œuvre.

— Joli travail, tu ne trouves pas, chérie ?

— Magnifique !

Ils échangèrent un interminable baiser et repartirent avec le moulage original[4]. Nino ne le trouva guère plus lourd que le leur.

De retour à la voiture, ils le brisèrent à coups de marteau et pulvérisèrent les morceaux en roulant dessus à plusieurs reprises.

Le cœur en liesse, ils regagnèrent Naples, chantant à tue-tête les impérissables succès du compositeur Roberto Murolo.

À la conclusion d’un contrat, le couple avait pour habitude de festoyer dans une boîte gérée par un cousin de Nino. Ils y dansaient jusqu’à la fermeture. Maria ne prenait pas d’alcool et son mari n’allait jamais au-delà de quelques bières ; ils s’étourdissaient d’eux-mêmes ; peut-être aussi de la réussite de leur entreprise.

Tout était prétexte à plaisirs pour ces deux innocents. Ils se sentaient particulièrement fiers de leur dernier exploit. Le petit homme transformé en gisant les ravissait. Ils se promettaient de lui rendre visite de temps à autre parmi un groupe de touristes. Maria redoutait qu’en se corrompant, le corps finisse par avoir raison de la couche de plâtre, mais son insouciant mari balayait cette crainte. Privée d’oxygène, la carcasse se dessécherait dans sa gangue, et même si cette dernière devait céder, le temps aurait brouillé toute possibilité de piste.

Enlacés, ils regagnèrent leur appartement.

Ils aimaient traînasser en rentrant chez eux. Pour commencer, ils passaient leurs effets de nuit (réduits à peu de chose) : un maillot de corps pour lui, une mini-chemise de nuit pour elle. Après quoi, ils grignotaient des friandises en se caressant sur le vieux sofa de la chambre. C’était l’endroit et le moment propices aux projets les plus futiles : leur prochain week-end, un cadeau d’anniversaire à choisir, leur voyage à Turin pour la rencontre du F.C.Naples contre la Juve. Le frère cadet de Nino appartenait à l’équipe napolitaine et s’y comportait très honorablement. Il faisait figure de héros dans le quartier et ne pouvait y circuler sans remorquer une bande de garnements à ses basques.

Après ces longs bavardages tissés d’insignifiances, ils décidèrent enfin de se coucher. La pièce échappait au modernisme voulu par Maria. Ils dormaient dans le lit de famille. Sa grand-mère y avait vécu sa nuit de noces, sa mère et elle-même y étaient nées. On n’avait refait qu’une seule fois le matelas. Cette couche d’acajou, surchargée de moulures et d’angelots aux figures niaises, représentait à ses yeux « un État dans l’État ». Une tulipe de verre rose la surmontait, répandant une lumière pour vieille prostituée.

Au moment où elle saisissait le haut de la courtepointe afin de la rabattre, la jeune femme s’aperçut qu’elle formait un renflement. Elle sourit. Fréquemment, son époux cachait un présent entre les draps pour qu’elle en eût la surprise à l’ultime instant de la journée. Elle acheva son geste et demeura pétrifiée.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il en se penchant.

Il se tut, son regard chavira et il s’évanouit sur la couverture.

Malgré sa profession virile, Nino restait d’une grande sensibilité. Maria le connaissait suffisamment pour ne point s’alarmer ; c’est pourquoi, hypnotisée, elle continua de contempler leur statue qu’ils venaient de transporter à Pompéi…

En présence d’un tel prodige, elle para au plus pressé et se signa.

VIENNE

15

Bien qu’il appréciât peu la télévision, Adolf assista à une rediffusion du Troisième Homme de Carol Reed, qu’il n’avait jamais vu. Il fut enthousiasmé par le climat du film, l’énigmatique personnalité d’Orson Welles, l’envoûtante musique d’Anton Karas et l’espèce de fantasmagorie se dégageant de la Vienne mutilée par la guerre. Il serait volontiers resté pour une seconde séance s’il s’était trouvé au cinéma.

Longtemps, la Grande Roue de la capitale autrichienne continua de tourner dans son esprit. Jusqu’alors, il l’avait considérée comme une attraction foraine, et dédaignée.

Grâce au film, elle acquérait une magie fascinante, aussi décida-t-il de s’y rendre dès que le temps pluvieux cesserait.

Quelques jours plus tard, le ciel devenant clément, il gagna le Prater. L’immense roue lestée de nacelles ne l’impressionna plus. Banalisée par la réalité, elle avait recouvré son allure de manège. Il l’emprunta néanmoins, pour rendre hommage au metteur en scène britannique, se disant que le septième art est celui de l’illusion.

Au moment où allait s’abaisser le système de sécurité, une femme monta près de lui en s’excusant. Cette présence le fit se renfrogner. Toute tierce personne incommodait cet être solitaire. La perspective de devoir faire la conversation à l’importune faillit l’arracher de son esquif, mais déjà celui-ci se mettait en mouvement pour laisser place au suivant.

Il décida d’oublier cette promiscuité et contempla le panorama. Bientôt, le chargement des touristes terminé, la roue s’ébranla vraiment. Son diamètre était tel qu’au plus haut de son orbe les limites de l’horizon semblaient reculer. Un vent léger agitait les sièges, leur imprimant un balancement qui lui souleva le cœur. Sa voisine s’aperçut de sa pâleur.

— Vous êtes malade ? questionna-t-elle avec un charmant accent qu’il présuma anglais.

Il opina.

Ses maux s’accrurent dans la phase descendante et Adolf ne put réprimer sa nausée. Il ferma les yeux, se pencha sur le vide et vomit, maudissant Carol Reed et son foutu film.

Un flot de déjections s’envola. Plus bas, il y eut des exclamations, des protestations.

— Tenez ! fît sa voisine en lui fourrant un paquet de Kleenex dans la main.

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4

Méthode de l’archéologue Guiseppe Fiorelli qui consiste à couler du plâtre dans les cavités laissées par les corps des victimes.