Lorsqu’il s’approcha d’elle pour lui remettre ses indications, il s’aperçut qu’elle pleurait.
Les larmes de Johanna l’intimidèrent. Il aurait aimé la secourir, mais un blocage lui ôtait ses moyens. Tout ce qu’il trouva à dire, ce fut :
— Il est probable que Kurt Heineman n’était pas votre géniteur.
Elle eut un brusque sursaut.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
— Son comportement avec vous. Est-il normal qu’un père se débarrasse de son unique enfant en l’envoyant vivre de l’autre côté de l’océan ? Au début les relations de vos parents étaient au beau fixe, mais Graziella comprit rapidement qu’elle venait d’épouser un homosexuel. Elle chercha des compensations ailleurs. Il l’apprit, eut des doutes sur sa paternité et leur union vola en éclats. Il aurait probablement divorcé si une terrible maladie n’avait rendu sa femme impotente.
Après ce commentaire, Hitler se tut. Un lourd désenchantement le poignait. Il décida que le temps était venu de partir à l’assaut de son destin. Il n’avait que trop tergiversé avec soi-même. Cette séquence de son existence s’achevait.
Johanna venait de s’asseoir dans un fauteuil, près de la cheminée. Il prit place en face d’elle, allongea exagérément ses jambes, croisa les mains sur sa poitrine et ferma les yeux.
— Je suis exténué comme si j’avais déjà trop vécu…, soupira-t-il.
Ils demeurèrent un long moment sans parler. Son esprit à lui faisait relâche tandis que celui de la jeune fille tournait tel un toton sous l’effet des déclarations d’Adolf.
Rien ne la préparait à ces révélations. Sa famille représentait une entité. Elle l’évoquait souvent, mais sans passion ni curiosité excessive. Et tout à coup, elle apprenait son anéantissement, découvrait une demeure devenue sienne, prenait conscience du drame. Le personnage marginal de l’Autrichien achevait de donner une démesure à cette histoire lamentable et tragique.
— Que faut-il faire ? interrogea-t-elle soudain.
Était-ce à Hitler ou à elle-même qu’elle s’adressait ?
Il murmura d’une voix bourrue :
— Ce que vous dicte votre instinct, ma chère.
— Je ne veux pas de ces pierres !
— Je vous comprends ; pas un instant je n’ai eu la tentation d’en détourner une seule à mon profit, non par probité, mais parce que je les sens chargées de maléfices.
— On ne peut pas les restituer ?
— À qui ? Leurs propriétaires sont partis en fumée. Quant aux ayants droit, il est impossible de les identifier.
Elle déclara, la voix déterminée :
— Avec l’argent que j’en tirerai, je ferai bâtir un hôpital en Israël.
Cette fille éperdue l’agaçait ! Hitler prit une posture moins abandonnée.
— Pour réaliser pareil projet, il faut d’abord les vendre. Seulement aucun bijoutier ne se risquera à acheter des cailloux sans pedigree. Reste la solution de faire appel à des receleurs ; ce qui peut être dangereux. Je vais y réfléchir. Après tout, rien ne presse.
Elle eut un geste de fillette pour essuyer ses larmes d’un revers de manche.
— Je m’en vais, annonça-t-elle, espérant confusément qu’il tenterait de la retenir.
Adolf ne fit pas un mouvement. Il écouta son pas dans l’escalier… Le bruit de la porte d’entrée.
— Petite salope ! murmura-t-il. Va te faire mettre !
NAPLES
Le médecin trébucha en descendant les marches du camping-car et faillit s’étaler dans l’herbe galeuse du terre-plein. Ce fut Miss Lola qui le retint. Le docteur Seruti en voulut à la terre entière de ce faux pas et s’arracha des mains secourables de la jeune fille barbue.
— Vous ne vous êtes pas fait mal ? s’enquit Aurelio Fanutti, lequel dissimulait difficilement son envie de rire.
L’autre grommela des malveillances relatives à cette « pute de roulotte » comme quoi faut-il être va-nu-pieds pour vivre dans cet état nomade ! Et posséder un colossal mépris de l’homme pour gagner sa vie en exhibant de tels malheureux sur les champs de foire ! Il regrettait presque d’avoir signé le permis d’inhumer du monstre.
La femme à barbe pleurait son compagnon de disgrâce. L’homme à deux têtes ne lui offrait pas un grand soutien mais lui apportait une présence.
Une fois le médecin parti, le Commendatore ôta des sangles maintenant sa vieille Vespa à l’arrière du mobile home, fit ronfler l’engin sans trop de mal et cria à Miss Lola qu’il ne serait pas long.
Elle regarda disparaître l’acre nuage qu’il traînait derrière lui. Jamais elle ne s’était sentie plus seule, désemparée et barbue.
Dominée par une poussée morbide, elle retourna auprès d’Alfonso. On aurait cru l’abominable visage « à étages » extrait d’une toile de Jérôme Bosch, Sa chair devenait vert-de-gris, ses yeux de batracien proéminaient, d’autant qu’il ne possédait pas suffisamment de paupières pour les clore entièrement.
Le pauvre garçon venait d’un coin perdu des Pouilles. Son père l’avait « vendu » à un charlatan, mi-colporteur, mi-guérisseur, lequel parcourait les chemins secondaires pour proposer des onguents contre les brûlures, les piqûres de guêpes et les plaies variqueuses. Le camelot se déplaçait sur une motocyclette vénérable, équipée d’un side-car, et dormait dans des coins de grange ou contre des meules de paille. Fanutti et lui se rencontrèrent par hasard au cours de leurs pérégrinations, dans une station-service. Après avoir sympathisé, les deux « tailleurs de route » étaient tombés d’accord pour échanger l’homme à deux têtes contre un nain manchot peignant avec ses pieds, que le Commendatore avait pris en grippe.
Ce décès inopiné jetait le désarroi dans l’entreprise d’Aurelio qui n’avait personne sous la main pour remplacer son pensionnaire. Il lançait des appels d’offre chez différents imprésarios de sa connaissance, mais l’époque devenait de moins en moins propice à la découverte de ce type d’individus. L’Europe, submergée par une civilisation vétilleuse, plaçait ses ratages, dès leur naissance, dans des maisons spécialisées, et des pétitions s’organisaient pour empêcher leur exploitation. Fanutti sentait venir à grands pas la fin de son théâtre et se demandait par quoi le renouveler.
Miss Lola chassa une forte mouche intéressée par le cadavre. Sans doute aurait-elle dû prier pour le repos de cette pauvre âme, mais elle doutait que le monstre en eût une.
Elle entendit quelqu’un héler le Commendatore depuis l’extérieur. Elle reconnut la fille de Fanutti. Celle-ci venait de quitter sa voiture et restait plantée devant la caravane, l’air préoccupé. Pour la femme à barbe, elle représentait l’image de la beauté. Vêtue d’une robe blanche et d’une veste bleue, les cheveux maintenus par un bandeau de tenniswoman, les lèvres chargées d’un rouge éclatant, elle dégageait une notion de force et d’assurance irréductibles.
— Papa est là ? demanda-t-elle.
— Non ! se mit à sangloter l’interpellée.
— Pourquoi pleures-tu ?
— Parce qu’Alfonso est mort ! Vous voulez le voir ?
Maria n’osa décliner l’offre et pénétra dans le gros véhicule. La vision du phénomène sans vie lui souleva le cœur. Elle aurait aimé réciter un bout d’oraison, mais à l’instar de Miss Lola ne put s’y résoudre. Elle se contenta de se signer (réflexe qui lui était familier) et quitta le camping-car déjà envahi par de louches miasmes.
Elle s’en fut prendre une revue dans le vide-poches de sa voiture et gagna la terrasse d’un estaminet proche, pour lire en attendant le retour d’Aurelio.