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Il réapparut deux heures plus tard, gris de poussière et empestant l’essence. Le bruit rageur de son moteur tira Maria de la somnolence qui l’avait saisie. Elle se leva en adressant des signes à son père. Le Commendatore corrigea sa trajectoire pour la rejoindre. Il eut, avant de l’étreindre, ce grand sourire vorace qui lui donnait l’aspect d’un carnassier heureux.

— Quel bon vent, ma fille chérie ?

— Je ne crois pas qu’il soit bon, repartit la jeune femme. Fanutti devint grave.

— Vicino ? demanda-t-il, en baissant le ton.

Elle acquiesça. Il nota son air dur ; une rage intense crispait sa bouche et pinçait ses narines.

Le cabaretier, un petit bonhomme chauve et ventru à l’air matois, vint s’enquérir de sa commande.

Aurelio choisit de la bière.

Au bord du trottoir, sa Vespa trop sollicitée craquait en se refroidissant.

— Alors ? insista-t-il après le départ du cafetier.

— Il a convoqué Nino hier soir et mon mari n’a plus reparu.

— Gian Franco avait motif de se plaindre de lui ? demanda-t-il.

— Je ne le pense pas.

— Ce qui veut dire oui, bougonna Fanutti. Tu devrais tout me raconter.

Maria parla de leur dernier contrat, l’idée qu’ils avaient eue de le transformer en statue pour le faire disparaître. Le Commendatore l’écoutait sans marquer de réactions.

Quand elle eut achevé son récit, il dit avec gravité :

— Je comprends la colère du Parrain : votre travail n’est pas un jeu, or ce que tu viens de m’expliquer est digne d’un téléfilm !

Elle rougit et détourna le regard.

— Autre chose encore : tu me confies le déroulement d’un contrat. Or, le silence est sacré. Que je sois ton père n’empêche pas que tu viens de transgresser la première règle de la Camorra : la discrétion.

Il but d’un trait la moitié de son verre. De la mousse blanchissait sa moustache de séducteur. Penaude, Maria réalisait que leur fameuse mission avait tourné en farce macabre.

Fanutti suivit le cours de sa pensée, pianotant nerveusement le bois verni de la table :

— Le client que vous retrouvez dans votre lit après avoir entrepris tout un commerce pour le changer en statue, c’est du Vicino tout craché ! Et, ensuite, qu’avez-vous fait ?

— Nous avons emprunté une barque de pêche pour le flanquer à la mer.

— C’est déjà mieux, murmura-t-il avant d’achever sa bière.

À quelque distance d’eux, Miss Lola, « La déesse barbue », venait de s’asseoir sur le marchepied du véhicule. Elle ne pleurait plus et supputait ce qu’allait être la vie désormais. Son inquiétude était tempérée par sa confiance en Fanutti.

— Tu as téléphoné chez le Parrain pour demander des nouvelles de ton époux ? demanda le Commendatore.

— Non.

— Tu as très bien fait : il n’aurait pas apprécié.

— Crois-tu qu’ils aient liquidé Nino ?

Aurelio étudia la question :

— S’il en veut à la vie de ton mari, il me le dira avant d’agir. N’oublie pas que nous sommes amis d’enfance. Il ne le tuerait pas sans m’en parler.

Ils virent arriver une ambulance sur la placette. Deux infirmiers et un policier en uniforme en descendirent.

— Il faut que j’y aille, fît le bonhomme : on vient enlever le corps. Écoute, ma fille, sitôt que j’en aurai terminé avec Alfonso, j’essaierai de contacter le Parrain.

Il se leva, prit la tête de Maria entre ses mains et déposa un baiser sur chacune de ses paupières baissées.

18

Ce fut le Dante qui lui ouvrit. Il était en corps de chemise dans l’appartement surchauffé, mais conservait son chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils.

— Salut ! jeta-t-il au Commendatore.

Sans un mot de plus, il guida l’arrivant dans les méandres de l’appartement envahi par des plantes.

Aurelio, bien qu’il comptât parmi les meilleurs amis du maître de la Camorra, était rarement reçu chez ce dernier. Seule sa garde rapprochée jouissait de ce privilège, sans entraîner pour autant un régime de faveur.

— Entre, Aurelio ! Entre ! Lança la voix légèrement sifflante du Parrain.

Le Dante s’effaça.

Fanutti découvrit un cabinet de travail où il n’avait encore jamais mis les pieds. La pièce, de dimensions modestes, ne comportait pas de fenêtre et s’éclairait par des tubes de néon dissimulés dans des corniches. Un bureau d’acajou, une bibliothèque munie de portes grillagées et quelques sièges visiblement inconfortables la meublaient.

À l’entrée de son vieil ami, le Parrain se leva pour lui donner l’accolade. Il n’avait pas meilleure mine que la fois précédente. Chaussé de pantoufles fourrées, il portait un gilet de velours orné de broderies d’argent. On ne l’avait pas rasé depuis deux jours et sa barbe poussait n’importe comment sur ses joues caves.

— Assieds-toi, saltimbanque, assieds-toi ! fit-il d’une voix qu’il voulait guillerette. Je sais pourquoi tu es ici et m’attendais à ta visite. Tu crains pour ton bébé de gendre, pas vrai ? Note que tu n’as pas tort, mais ton inquiétude est prématurée. Pour l’instant il se porte bien. La preuve !

Gian Franco pressa un bouton et l’écran d’un téléviseur s’éclaira. Une image, laiteuse de prime abord, se précisa. Le forain reconnut Nino, allongé sur un lit de camp, les bras derrière la tête, occupé à suivre les sinuosités d’une fissure au plafond.

Vicino interrompit le contact.

— Te voilà tranquillisé ? railla-t-il.

— Qu’a-t-il fait ? demanda le Commendatore.

— Le con, répondit son ami.

— Mais encore ?

— Il confond contrat et roman policier…

— Qu’entends-tu par là ?

— C’est tout ce que je peux te raconter pour l’instant ; il faut que la situation se décante.

Changeant de ton, il murmura :

— Alors, ton petit monstre est mort ?

Il se signa.

— Hélas oui, soupira Aurelio. Je me demande ce que je vais pouvoir montrer à mes clients, maintenant.

— Fais-leur voir ta bite, ricana le Parrain. Je crois me rappeler qu’elle est superbe !

Comme il se dirigeait vers la porte, après l’embrassade d’usage, le Commendatore se cabra.

— Qu’y a-t-il ? fit Gian Franco.

Son ami rebroussa chemin et revint s’asseoir, en proie à quelque débat de conscience. Ce comportement inhabituel déconcerta son hôte.

— Je n’ai pas l’impression qu’il fait bon dans ta tête, fit Vicino.

— J’ai quelque chose à te dire.

— Dis-le !

— De très grave.

— Raison de plus.

Fanutti ne paraissait pas complètement décidé à s’épancher. Son vis-à-vis savait que dans ce cas-là, il ne faut pas presser le mouvement. Ouvrant le tiroir central de son bureau, il en sortit un paquet de Camel plus ou moins froissé dans lequel il puisa une cigarette. Il en fumait rarement et encore la laissait-il se consumer dans un cendrier, à croire que sa volute suffisait à son plaisir.

— Je vais te confier un secret dont jamais je ne t’aurais parlé si les circonstances…

Gian Franco hocha la tête en souriant. Ce n’était pas l’homme des préambules laborieux.

— Mais parle, animal ! C’est tellement difficile à sortir ?

— Très difficile.

— Il s’agit de qui ? De quoi ?

— D’Orthensia, ma femme !

Le Parrain devint grave. Il reprit sa cigarette dans le cendrier, mais elle venait de s’éteindre.

— Et alors quoi, Orthensia ?

— J’étais fou d’elle !

— Ce n’est pas un secret.

— Toi aussi, je crois ?

Ils se dévisagèrent avec calme.

— Je l’ai été, en effet…