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Il y eut comme de la musique dans le solennel bureau, due à leur commune émotion.

— Deux jours avant notre mariage, reprit le Commendatore, tu es allé la voir chez sa couturière pendant qu’elle essayait sa robe blanche et tu l’as violée parce qu’il te fallait coûte que coûte sa virginité. À l’époque, tout le monde déjà tremblait devant toi. Tu as déclaré à Orthensia que tu me ferais abattre si elle se refusait…

— On tombe dans la tragédie antique, dit Gian Franco.

— Hé ! Nous sommes italiens, mon cher et, plus encore : napolitains ! Tu ne vas pas t’abaisser à nier les faits ?

— Non, dit Vicino. Comment et quand les as-tu connus ?

— Le jour même, par Orthensia. Crois-tu qu’elle se serait mariée en me les taisant ? Nous avions bon goût, toi et moi : c’était une fille bien.

— Quelle a été ta réaction ?

— Devine !

— Me tuer, bien sûr.

Aurelio secoua la tête :

— Je suis le contraire d’un sanguinaire ; ce que, toi, tu dois appeler un lâche. Je te connaissais depuis l’enfance et t’aimais d’une amitié que tu n’as jamais dû retrouver ailleurs. Mais je peux te dire que nos noces furent un calvaire. Pendant des nuits et des nuits nous sanglotions dans les bras l’un de l’autre au lieu de nous unir. Combien de fois avons-nous résisté à la tentation, Seigneur ! Et bien nous en a pris, mon cher grand ami !

— Pourquoi ? murmura le Parrain.

— Parce que le mois suivant notre mariage, elle s’aperçut qu’elle était enceinte !

19

Le Commendatore regarda le cabinet de travail de son hôte et remarqua :

— C’est curieux que tu ne mettes rien sur les murs. On dirait que seules les plantes t’intéressent. Tu pourrais au moins y accrocher la photo de tes parents…

Vicino ne répondit pas. Avait-il seulement entendu la remarque de son ami ?

En le dévisageant, l’idée vint brusquement à Fanutti que le Parrain souffrait d’une grave maladie. La lumière impitoyable des néons accusait son teint cireux et ses traits creusés.

— La prison ne t’a vraiment pas réussi, fit-il froidement. Tu as le cancer ou quoi ?

Par réflexe, Gian Franco fit la fourche avec ses doigts pour conjurer des sorts funestes.

— Ce que tu viens de m’apprendre est vrai ? demanda-t-il de sa voix marquée par l’essoufflement.

— Invente-t-on une chose pareille, Giani ?

— Et tu n’as rien dit pendant tout ce temps ?

— J’aurais eu bien trop peur de te faire plaisir.

— Alors pourquoi parles-tu aujourd’hui ?

— Pour le bonheur de Maria. Tu as besoin de faire un exemple. Tu sors de taule, ta santé n’est pas fameuse : c’est mauvais pour un chef. Alors tu es prêt à immoler ces enfants à la Camorra, à l’image de Mussolini faisant fusiller son gendre Ciano pour affermir son autorité. Eh bien ! tu te trompes de route : châtier injustement est un signe de faiblesse !

Vicino se cambra sous l’insulte.

Il allait parler, se ravisa.

— Ne ravale pas tes menaces, conseilla Aurelio. Je sais bien que mon existence est compromise après cette confidence. Fais-moi liquider si tu veux me priver de la satisfaction de te survivre.

Son compagnon ne l’écoutait pas, entièrement mobilisé par la révélation de sa paternité. Ada, sa femme, stérile comme un mulet, n’avait pu lui accorder la descendance à laquelle il aspirait. Un moment, il faillit adopter un neveu, mais y renonça, le jugeant trop intello pour devenir son héritier.

— Moi aussi, je te dois une explication, Fanutti. Ce n’est pas pour des enfantillages que j’entends punir Nino.

— C’est pour quoi, alors ?

— La personne dont il a eu à s’occuper détenait des documents dans la doublure de sa veste. Son devoir était de me les remettre : il s’en est bien gardé.

— En somme, tu le traites de voleur ?

— Tu as un autre mot à me proposer ?

— Et comme ils travaillent ensemble, Maria et lui, elle est donc une voleuse ?

L’autre hocha la tête. Une expression triste assombrit davantage son visage.

— Tu me permets de téléphoner à Maria ? demanda Aurelio.

— Fais !

Le Commendatore attira à soi l’appareil monté sur un bras amovible et composa le numéro. La jeune femme guettait son appel car elle décrocha à la première sonnerie.

— Viens immédiatement me rejoindre chez qui tu sais ! ordonna-t-il.

Ce fut tout.

Le Parrain sortit une nouvelle cigarette de son tiroir, pour le fugace agrément de l’allumer et d’en tirer une goulée, après quoi, elle alla rejoindre la précédente dans le cendrier.

— Tout ce temps perdu, marmonna-t-il.

— C’aurait changé quoi, que tu le saches plus tôt ? objecta Fanutti ; tu es prêt à sacrifier leur couple ! Veux-tu que je te dise ? Tu es devenu une caricature du pouvoir. Récemment, j’ai vu dans un magazine la reproduction d’un tableau représentant un squelette. Il portait les habits d’un grand d’Espagne du XVIe siècle. Eh bien cela m’a fait penser à toi, Giani.

Il surprit le regard de son compagnon d’enfance : ses yeux obliques de reptile provoqué.

— Ma fin est écrite sur ton visage ! fît Aurelio. Il ne te reste plus que la vie à me ravir. Tu m’as volé ma fiancée l’avant-veille de nos noces, tu m’as volé l’enfant que j’aurais dû avoir. À cause de toi je suis devenu une manière de saltimbanque qui ne sait pas jongler et qui baise une femme à barbe lorsque ses couilles sont trop enflées… Mais continue, mon Giani ! Prends et tue, puisque c’est ta vocation.

Cela faisait des lustres que ces mots nouaient sa gorge. Aujourd’hui, à cause de la révélation capitale qu’il venait de consentir à Vicino, tout lui devenait aisé. C’était une sorte de griserie au Champagne.

Il se tut. Des larmes ruisselaient sur ses joues toujours rasées de près car il était coquet.

— Tu veux que je t’apprenne le plus fort, Gian Franco ? Je ne parviens pas à te détester.

J’en suis toujours à l’époque où nous dévalions les rues de la Malavita dans une caisse à roulettes.

Le Parrain resta de marbre. Il semblait prêter l’oreille aux rumeurs du passé et ne pas les reconnaître.

Un peu plus tard, le Dante vint les informer que Maria Landrini était arrivée.

Elle pénétra dans l’antre du Parrain, apportant une salubre odeur de femme et de fleur. Son attitude réservée évoquait celle d’une nonne.

Maria fit une révérence au chef de la Camorra, prit la main qu’il lui tendait et la baisa. Elle n’était que ferveur et soumission. Vicino la contempla avec une attention nouvelle.

Il cherchait une ressemblance sur ce gracieux visage.

— Parle, toi ! ordonna-t-il à Aurelio.

Le Commendatore hocha la tête.

— Le Parrain souhaite avoir un renseignement relatif à votre dernier travail.

— Si je peux le fournir…

— Votre contrat cachait des documents dans sa veste ; les avez-vous trouvés ?

— Non, répondit-elle spontanément.

Elle eut quelques instants de réflexion et ajouta :

— Nous voulions le transformer en statue, alors nous lui avons demandé de se déshabiller. Il s’agissait de quelqu’un de soigneux car l’homme a plié son costume et l’a rangé sur une armoire.

— Et après… le « traitement », qu’avez-vous fait de ses vêtements ?

Elle eut une expression penaude :

— Nous les avons complètement oubliés, balbutia la jeune femme.

— Ils sont donc toujours où votre type les a posés ?

— Naturellement. Pourquoi ?

Pour toute réponse, le Parrain pressa un timbre et le Dante se montra aussitôt.

— Tu vas accompagner Maria Landrini où elle te conduira et ramener ce qu’elle t’indiquera, ordonna Gian Franco.