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Le canal décrivait une courbe au milieu des maisons vénérables. Au cœur de celles-ci existait un espace verdoyant. Deux bancs de fer forgé et une statue représentant une paysanne en costume médiéval corsaient le romantisme du lieu. Sans se consulter, ils s’assirent.

Les arbres commençaient à perdre leurs feuilles les plus rousses.

— Cet endroit est ravissant, soupira Johanna. Vous avez lu Le Journal d’Anne Frank !

— Non, mais j’ai vu un téléfilm tiré du livre.

— Pour répondre à votre question de tout à l’heure, enchaîna-t-elle, je songe de plus en plus à voyager.

— Fuite illusoire, murmura Hitler, puisqu’on finit par rentrer.

Elle hocha la tête :

— Pour rentrer, il faut posséder un chez soi. Croyez-vous que je considère la maison de Munich comme étant la mienne ? Si je voyage, ce sera pour tenter de trouver un port d’attache.

— Le port d’attache d’une femme, c’est l’homme qu’elle aime, assura le garçon.

Ils n’eurent pas le temps de développer le sujet car un promeneur venait de s’arrêter devant eux en leur souriant. Ils reconnurent l’albinos de la bijouterie Van Deluyck.

— Je vous dérange ? demanda-t-il avec civilité.

— Pas encore ! riposta insolemment Adolf.

L’arrivant ne se formalisa pas.

— Mon accent vous l’aura sans doute indiqué, je ne suis pas néerlandais, mais italien.

— Je ne pensais pas que la joaillerie fut une spécialité de votre pays.

— Mon Dieu, monsieur, elle est internationale. Même dans les nations sous-développées elle occupe une place importante. Vous permettez ? fit-il en montrant le banc capable de les héberger tous les trois.

Sans attendre l’assentiment d’Adolf, il se posa à son côté, de biais, afin de lui faire face. Baissant le ton, il déclara après un bref regard sur le square :

— Je crois être à même de vous aiguiller en Italie sur quelqu’un que vos pierres intéresseraient.

— Vraiment ? intervint Johanna.

— Je vous le garantis.

— Ce serait formidable ! dit la jeune fille avec trop de spontanéité au gré d’Adolf.

Celui-ci ne semblait pas conquis par la proposition du garçon roux.

— Comment expliquez-vous qu’un joaillier hollandais montre tant de méfiance devant des pierres que ses homologues italiens achèteraient sans difficulté ?

— Les mœurs sont différentes, répondit l’autre évasivement.

— Les mœurs, sans doute ; mais les lois ?

L’employé de Van Deluyck le considéra de ses yeux rouges rappelant quelque film de vampires.

— Elles sont élastiques dans notre péninsule. Les transgresser constitue un sport national.

Sa boutade n’amusa pas l’Autrichien.

— Si l’on arnaque l’État, quid d’un touriste ! L’albinos hocha la tête et se leva.

— Ah ! monsieur, soupira-t-il, je vois que nous appartenons à deux univers inconciliables. Le vôtre est défendu par la suspicion ; le mien par la crédulité. Vous obéissez à la raison, moi à la facilité. Dans ces conditions, lequel meurt de soif auprès de la fontaine ?

Il rit, adressa un salut de la tête à la jeune fille et s’éloigna.

Au moment où sa tignasse flamboyante allait disparaître, Johanna se dressa d’un bond et se mit à courir en criant :

— Attendez ! Attendez !

NAPLES

21

La scène évoquait Le Déjeuner sur l’herbe de Claude Monet. Ils se trouvaient installés sur un vaste terrain planté d’arbres aux feuillages cendrés et aux troncs convulsés. L’endroit s’inscrivait dans le golfe de Salerno ; il dominait Amalfî et l’on apercevait Capri au large.

Ce pique-nique, voulu par le Parrain, réunissait la signora Ada Vicino, son épouse, Nino et Maria, le Dante et enfin Pia, la mère de Landrini, née du viol de sa défunte mère par un malencontreux militaire de l’armée allemande. C’est en l’honneur de Pia Landrini que Gian Franco avait organisé ce repas champêtre. Cela ne lui ressemblait pas. Méfiant comme cent renards, il préférait les endroits clos aux lieux dégagés. Aussi cette sortie familiale fut-telle préparée dans le plus grand secret, avec le seul concours du Dante.

Vicino avait donné rendez-vous à ses invités dans le garage où il remisait ses voitures et s’y rendit, avec sa femme, par un passage intérieur. Ils s’embarquèrent tous, discrètement, dans une grosse américaine passablement cabossée, semblant davantage appartenir à quelque gitan qu’au chef suprême de la Camorra. Les vitres en étaient teintées, comme sur tous les véhicules dont il usait, et à l’épreuve des balles. Le « porte-coton » de Gian Franco était allé en repérage, la veille, pour trouver un coin propice à des agapes en plein air. Il l’avait déniché et ramena des photographies du site. Le Parrain se déclara d’accord et refusa l’escorte habituelle.

À présent, la petite troupe savourait la douceur du temps et la beauté d’un paysage incomparable.

Une gaieté pleine de sérénité animait le groupe, à laquelle les excellents vins n’étaient pas étrangers.

Pia, la mère de Nino, bien qu’étant plus jeune que la signora Vicino, entretenait avec cette dernière de bonnes relations car elle était sa couturière depuis plus de quinze ans. Pour son anniversaire, sa cliente lui avait offert un magnifique camée bleu serti d’or jaune et ses enfants une montre Cartier, dite Pasha, qui aurait paru énorme sur un poignet moins fort que le sien.

L’excellente femme flottait dans une douce euphorie. Jamais on ne l’avait autant choyée ni favorisée de pareille considération, si ce n’est aux funérailles de son mari, évoquées plus avant dans ce livre. Elle considérait le Parrain avec des yeux extasiés. Être conviée par un homme aussi puissant lui montait davantage à la tête que les boissons.

C’était une petite boulotte évoquant un « 8 » tassé. Sa chevelure intense et noire lui descendait au menton et ressemblait à un début de barbe. Des verrues couronnées d’aigrettes constellaient sa face mafflue. Mais son regard généreux et tendre rachetait sa relative disgrâce. Il révélait des trésors de dévouement à la disposition de tous. Outre Nino, son aîné, elle disposait de deux autres enfants : Pio et Pia, jumeaux d’exception. Pia était au Carmel et Pio au F.C. Naples où il débutait une brillante carrière d’ailier. Ils ne participaient pas à son anniversaire : la religieuse ne pouvait sortir du couvent et le footballeur disputait un match de coupe à Rome.

Pour conclure le repas, l’épouse du Parrain qu’on avait surnommée Lady Ada, à cause de son port de tête, avait confectionné la pastiera, bien qu’on fût loin de Pâques. Cette pâtisserie passait pour être la plus riche en calories de toute la péninsule.

Gian Franco refusa d’y goûter, par manque d’appétit. Heureux, il s’allongea sur le plaid sorti de l’américaine à son intention. Depuis qu’était éclairci le mystère du document disparu, son existence empruntait un nouvel itinéraire. Il ne vivait plus que pour cette fille exceptionnelle dont le Commendatore lui avait fait présent. Elle l’éblouissait par sa sobre beauté et son intelligence. Chaque jour, il constatait un nouveau point de ressemblance entre eux. Cela allait du grain de beauté sur l’épaule gauche, à la forme légèrement aplatie des premières phalanges de leurs doigts. Un jour qu’elle portait une jupe portefeuille, il s’aperçut que Maria possédait, comme lui, une tache sombre sur la cuisse. Ces menues découvertes le plongeaient dans une félicité jamais ressentie auparavant. Il vouait une reconnaissance éperdue à San Gennaro, pour qui il versait des sommes considérables dans les troncs du Duomo où des ampoules recelaient le sang du martyr[5].

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5

Deux fois l’an, le 19 septembre et le samedi précédant le premier dimanche de mai, le sang contenu dans les ampoules se met à bouillir.