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Il formait d’ambitieux projets pour cette enfant tombée du ciel à un moment de la vie où l’homme n’aspire plus qu’à une mort confortable. Il se proposait de demander à Nino et Maria de venir habiter chez lui. Son ambition était de les « dresser » à devenir ses successeurs. Naturellement, ce serait elle « le » chef. La Camorra ne pouvant reconnaître l’autorité des femmes, elle gérerait « l’Empire » en sous-main.

Des insectes, stimulés par les reliefs du festin, s’affairaient autour d’eux. Le Dante, qui pensait à tout, disposait d’un spray pour les décimer.

Ce fut pendant qu’il pulvérisait que la chose se produisit. Il y eut un léger sifflement et Ada eut une exclamation escamotée. Les autres convives regardèrent dans sa direction et la virent choir lentement sur le côté droit. Lorsqu’elle fut étendue dans l’herbe rêche du champ, ils s’aperçurent que l’arrière de son crâne n’existait plus ; à la place s’ouvrait un abominable cratère d’où s’échappaient des flots de sang mêlés de matières cérébrales.

Il se fît un terrible silence. Seule, la mère de Nino hoquetait de frayeur. Le Dante se jeta sur le Parrain, un pistolet à la main. Il regardait vers le sommet de la colline où s’étirait un léger nuage de fumée bleue. Alors il se leva d’un bond et s’élança à l’assaut du champ.

Pendant ce temps, Nino courut à la voiture, se mit au volant et démarra. Il ne perdit pas de temps à gagner la route et fonça dans la pente galeuse. Le Dante lui cria de le prendre, mais ils se trouvaient séparés par une faille rocheuse. Le garçon eut un geste bref d’impossibilité à l’endroit de son camarade et enclencha le levier tout-terrain. Le véhicule ragea, acquit du mordant et absorba la côte. Il déboucha sur un terre-plein qu’il traversa en folie. À l’autre extrémité se dressaient les ruines de quelque édifice religieux. Nino poussa un grognement de triomphe en apercevant deux hommes équipés de casques noirs sur une moto : les assassins d’Ada.

Ne s’attendant pas à une réaction aussi spontanée, ces derniers avaient commis l’erreur de dissimuler leur engin dans les décombres du bâtiment avant d’agir. Le temps de dévisser le canon de la carabine, de dégager leur bolide, la voiture avait avalé la rampe.

Il s’en fallut d’un rien qu’elle les rattrapât ; malheureusement pour eux, l’arrière de leur Yamaha chassa sur les touffes de bruyère tapissant le sol et fit une embardée ; cette péripétie fut suffisante pour permettre à l’américaine blindée de les rejoindre dans un rush qui faillit faire exploser son moteur.

Cela produisit un bruit monstrueux de ferrailles tordues, la bagnole stoppa brutalement. Dans le choc, Nino avait donné du crâne contre le tableau de bord. Des soubresauts secouaient l’auto de spasmes convulsifs. Elle semblait en équilibre sur la moto des fuyards.

Tout à coup, un rideau de feu s’éleva du capot avec une spontanéité de geyser et enveloppa l’habitacle.

Ce fut l’instant où le Dante déboucha sur la lande. Voyant ce qu’il se passait, il força l’allure. De l’écume coulait aux commissures de ses lèvres lorsqu’il parvint à ouvrir la lourde portière aux tôles instantanément brûlantes.

Saisissant Nino à tâtons dans la fumée noirâtre dégagée par le plastique des banquettes, il l’arracha du brasier et s’éloigna avec sa charge.

22

Pareils aux rois Mages guidés par l’étoile, ils arrivèrent à trois, le second jour après le meurtre d’Ada Vicino. L’aîné du trio, Don Boccario, approchait les quatre-vingts ans, venait de Sicile et se caractérisait par une épaisse tignasse blanche dont, étrange coquetterie, il teignait les favoris. Son regard d’un noir brillant gênait ses interlocuteurs par sa fixité. Il s’exprimait d’une voix douce et chantante et portait, depuis son accession au poste suprême de la Mafia, toujours le même complet noir à grosses rayures grises, la même chemise blanche au col amidonné, la même cravate noire montée sur système. Ses ennemis disaient qu’elle était sa façon de porter le deuil de tous les gens qu’il avait fait mourir.

Ceux qu’il retrouva à Naples pour les funérailles d’Ada tenaient les leviers de commande dans les « succursales » de Gênes et de Marseille. Ils étaient dépêchés à ses obsèques afin de marquer par leur présence l’indignation que soulevait l’assassinat d’une femme dans le milieu mafieux.

La Police avait bien émis l’hypothèse que c’était en réalité Vicino la cible, mais la distance séparant les époux et la précision du tir infirmaient cette supposition.

L’enterrement devait avoir lieu à seize heures et les quatre chefs achevaient leur copieux déjeuner dans la salle à manger d’apparat de Gian Franco.

— Où en est l’enquête ? demanda Don Boccario.

— La mienne ou celle des flics ? répondit Vicino.

— La tienne, naturellement.

— Malgré leurs corps carbonisés, on a pu établir l’identité des deux misérables : il s’agit de Syriens réfugiés en Italie. Après avoir rompu avec leur réseau arabe, ils étaient devenus tricards et opéraient ici comme gâchettes d’appoint.

Le vieillard aux cheveux de neige caressait du bout d’un doigt sa glotte proéminente, agacé d’y trouver quelques poils échappés au rasoir.

— Qui connaissait l’endroit de votre pique-nique ?

— À première vue, une seule personne en dehors de moi, et encore ne m’avait-on montré au préalable que de méchantes photos du lieu.

— Tu l’as questionnée ?

— Pratiquement pas.

— Ta confiance en lui est absolue ?

— Ça existe, la confiance absolue ?

— Alors pourquoi ne vas-tu pas au fond des choses, Gian Franco ?

— Je ne voulais pas « l’entreprendre sans témoins de première classe », répondit le « Roi de Naples ». Maintenant que vous êtes là…

Le Sicilien opina :

— En ce cas, fais-le venir !

Le veuf prit un couteau à dessert et, sans souci du protocole, l’utilisa pour faire tinter son verre vide.

— La grappa et les cigares ! jeta-t-il à son « porte-coton » sitôt qu’il eut ouvert la porte.

Le bigleux s’inclina et se retira.

— C’est lui ? demanda le Marseillais.

— Exact.

— Pietro ! fît « le Roi de Sicile » au Français. Pendant que le gars nous servira, place ta chaise devant la sortie.

L’interpellé acquiesça.

Le Dante réapparut poussant un chariot. Selon son habitude définitivement ancrée, il gardait son chapeau sur la tête. Il emplit quatre verres dans un silence de mort et distribua les havanes.

Pietro se trouvait maintenant adossé au vantail. Lorsque l’ancillaire voulut ressortir, il ne le put.

— Vous permettez ? murmura-t-il, surpris.

Le mafioso ne broncha pas. Son regard passait à travers le serveur occasionnel.

— Dante, appela Vicino, viens un peu là !

Le garde du corps le rejoignit de l’autre côté de la table. Il semblait surpris mais pas inquiet.

— Don Boccario souhaite te poser quelques questions, fit Gian Franco. C’est à propos de « l’affaire » du pique-nique.

— Oui ? demanda le camorriste en se tournant vers le vieillard.

— Assieds-toi, mon ami, ordonna ce dernier de sa voix douce et chantante.

Il attendit que l’autre eut pris un siège avant de poursuivre :

— C’est toi qui avais préparé ce repas champêtre, n’est-ce pas ?

— En effet.

— À qui l’as-tu dit ?

— À personne ! se récria le Dante : tous les déplacements du Parrain sont tenus secrets !

Don Boccario joignit les mains en opposant ses dix doigts d’un air sentencieux.