— Tout va bien, Hildegarde ?
— Si l’on veut, grommela-t-elle.
La réponse maussade ne parut pas l’inquiéter.
— Il faudra préparer une chambre pour cet ami, ordonna-t-il.
En passant devant elle, le garçon la salua d’un mouvement de tête qu’elle fit semblant de ne pas voir. Ils pénétrèrent dans un très vaste salon à la décoration pesante. Les meubles, les tentures et les tableaux surtout dataient d’époques révolues dont ne subsistait que l’effroyable morosité. Au fond de la pièce, une femme s’évertuait (fort mal) sur un clavecin, devant une embrasure de fenêtre. Elle tournait le dos aux arrivants.
— Je vais vous présenter à mon épouse, annonça le maître de maison en se dirigeant vers elle.
Cette déclaration surprit l’invité qui n’avait pas envisagé que le géomètre fut marié.
À mesure qu’il approchait, il constatait l’anormalité de l’interprète. Elle occupait un fauteuil roulant sophistiqué, doté d’un moteur électrique. Son buste se trouvait prisonnier d’un corset montant haut sur la nuque. Le bras droit était appareillé également. Elle jouait uniquement de la main gauche, ce qui justifiait l’imperfection de l’exécution.
Heineman contourna l’instrument et fît signe à sa compagne de ne pas s’arrêter. Du bout des doigts, il lui adressa un petit geste sans passion.
Elle tyrannisa un instant encore le clavecin dont elle rabattit le couvercle avec une brusquerie due à son handicap.
— Graziella, dit Kurt, voici un étudiant en architecture dont j’ai fait la connaissance dans le train du retour : monsieur… heu… Vous ai-je demandé votre nom, cher ami ?
— Hitler, répondit l’interpellé avec beaucoup de naturel. Adolf Hitler.
Il y eut un silence dû à la stupeur, puis Graziella Heineman éclata de rire.
Il regardait pouffer la paralytique et des ondes meurtrières déferlaient en lui avec violence.
La femme avait dû être belle, mais la maladie l’enlaidissait. Visage de suppliciée duquel se retirait toute la joliesse d’autrefois. Sa figure blafarde se creusait, la peau en était devenue terne et grise, cependant que des ombres d’un bleu vénéneux la marbraient comme l’est celle d’un noyé. Ses yeux marine s’engloutissaient dans une laitance écœurante. Elle se laissait coiffer au carré et l’on ne devait pas refaire souvent sa teinture.
Son hilarité ne se calmant pas, Adolf demanda posément à Heineman :
— Vous croyez que c’est mon nom qui amuse tellement votre tas de ferraille ?
Sa question bloqua le mauvais rire de l’infirme. Médusée, elle resta bouche ouverte, comme frappée d’effroi. Elle examinait l’arrivant avec incrédulité, crispant sa main valide sur la commande de son siège.
— Eh bien, il ne me reste plus qu’à prendre congé, conclut Adolf. Vous pensez que votre personnel voudra bien me rendre mon bagage et m’appeler un taxi ?
— Non, attendez ! fit le géomètre.
— Kurt ! intervint sa femme, tu ne vas pas ?…
Heineman lui jeta un coup d’œil haineux et la gifla à toute volée !
NAPLES
Le Commendatore Aurelio Fanutti considérait la jeune fille d’un regard chargé d’opprobre.
— Miss Lola, articula-t-il sévèrement, vous avez encore raccourci votre barbe !
La fixité de ses yeux pâles la dissuada de nier. Elle balbutia seulement :
— J’ai pensé qu’elle avait besoin d’être égalisée.
Ces paroles, loin d’apaiser la colère d’Aurelio Fanutti, la transformèrent en crise nerveuse. Il se prit à trépigner et à écumer, les yeux exorbités.
— Dans ce théâtre, une seule personne pense, Miss Lola, une seule personne décide, une seule personne agit, et cette personne c’est moi ! Lorsque je vous ai ramassée au pied du Vésuve, vous étiez une petite guenilleuse tendant la main aux touristes en recueillant davantage de quolibets que de piécettes. Mme votre mère, qui vous aurait prostituée si vous aviez été tentante, vous avait affublée d’un écriteau portant ces mots honteux : « Lola, la femme-singe ».
« C’est alors que San Gennaro m’a placé sur votre route. Je vous ai sortie de la fange, vous ai lavée, car vous étiez crasseuse. Cela m’a permis de constater que si vos joues se montraient pileuses, par un étrange caprice de la nature, votre sexe, en revanche, ne l’était pas !
« Ma surprise me conduisit à devenir votre amant, presque machinalement. Privilège que j’accorde parcimonieusement à mes artistes. Je vous ai enseigné les rudiments de la vie, Miss Lola, depuis l’hygiène jusqu’à la déclinaison des verbes usuels. Grâce à moi, vous savez qui furent Néron et Benito Mussolini ; la table de multiplication par neuf ne vous terrorise plus et, aux repas, vous tenez votre couteau de la main droite. Je m’ingénie à vous offrir une vie dorée.
« En dehors des tâches ménagères, partagées avec M. Alfonso, votre occupation principale consiste à poser devant un public d’ahuris et à lui exhiber simultanément votre figure barbue et votre pénil glabre. Exercice peu fatigant, vous en convenez ? En échange, vous êtes habillée, nourrie, logée et nantie d’un livret d’épargne sur lequel je verse scrupuleusement cent mille lires par mois. En outre, je paie vos objets de toilette, de même que vos pansements menstruels.
« Disons-le, malgré nos épisodiques copulations, je vous considère et traite comme ma fille. Et tout cela pour en arriver à quoi ? À raccourcir votre barbe que je rêve longue et profuse comme celle de Léonard de Vinci ! Eh bien non, ma chère ! L’ingratitude a ses limites ! Coupez encore un seul centimètre de cet incomparable ornement, et c’en est fait de notre collaboration ! Je vous rends à votre marâtre et à sa médiocrité héréditaire. »
Le cœur chamadeur, il quitta le mobile home pour aller prendre l’air.
Le Commendatore Fanutti avait le courroux prompt. Les irritations les plus vénielles le plongeaient en état de tragédie, après quoi, il retrouvait difficilement son calme. Il fit quelques pas rageurs dans le terrain vague résultant de l’éboulement d’un quartier miséreux où, bientôt, se dresseraient des immeubles-clapiers sans goût ni grâce.
S’étant retourné, il contempla le vaste camping-car appelé pompeusement « le théâtre ». Son gendre et sa fille l’avaient subtilisé deux années auparavant, dans la région de Gênes, à des touristes hollandais qui le désertaient momentanément pour s’aller goinfrer de pizzas en ville. Aidés d’un ami garagiste, ils transformèrent le luxueux domicile itinérant en baraque foraine. La partie gauche s’abattait, découvrant deux espèces de chambres-cellules faisant office de scène. Elles étaient respectivement occupées par Miss Lola, « la déesse barbue », et Alfonso, « l’homme à deux têtes ».
Peu de chose distinguait ce malheureux de l’animal. Certains primates s’expriment en proférant des cris semblables aux siens et la plupart des chiens ont un regard plus expressif. Il mangeait avec ses mains, se soulageait au vu de tous, dormait à terre, se masturbait sans crier gare et refusait généralement de procéder aux plus élémentaires ablutions. À vrai dire, il ne possédait pas deux têtes ; disons que la sienne était « à impériale », à savoir qu’un second front surmontait l’autre, avec, entre les deux, une sorte de tubercule dont la nature dévoyée avait sûrement ambitionné de faire un nez supplémentaire.
Le crétin piquait parfois des crises qui l’induisaient à mordre et à griffer « son maître ». Le Commendatore rétablissait l’ordre à la cravache. Il arrivait également au demeuré de vouloir chausser sa camarade à barbe ; Aurelio Fanutti calmait ses ardeurs à l’aide d’un seau d’eau froide.