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Les amants coulaient leurs journées au lit, quittaient l’hôtel le soir venu et dînaient dans les bons restaurants de la ville après avoir fait des emplettes autour de la place Saint-Marc. Cela ressemblait à un voyage de noces. Ils ne se lassaient pas de s’aimer. Comme toujours, chez les êtres très épris, ils nourrissaient la certitude que cet état de choses durerait éternellement.

Une fin d’après-midi, pendant que Maria se préparait, Hitler fit le bilan de la situation et constata qu’il arrivait au bout de ses ressources. Les dommages et intérêts perçus à Vienne, à la suite de son algarade avec le photographe amateur, achevaient de fondre. Loin de l’accabler, la perspective de devoir se débrouiller le survoltait.

Lorsque Maria réapparut, il lui fit part du problème.

Ce n’était pas le genre de fille à s’en émouvoir,

— As-tu déjà volé ? demanda-t-elle.

— Pas encore, et toi ?

— Moi non plus ; mais ça ne doit pas être plus difficile que de tuer.

— Détrompe-toi, fît Adolf, les gens surveillent davantage leurs biens que leur vie !

Ils sortirent après avoir décidé de trouver de l’argent immédiatement. Tout naturellement, ils se dirigèrent vers Saint-Marc. Le ciel caressait des projets d’orages. D’énormes boursouflures sombres, frangées de blanc s’enchevêtraient au-dessus de l’Adriatique.

À l’heure des premières lumières, la foule s’épaississait sur la vaste place où plusieurs orchestres de brasserie sévissaient sans se gêner, car chacun moulinait des valses à peu près identiques. La horde des touristes se composait de gens très moyens, dont la plupart étaient en jean ou en short.

— Piètres pigeons à plumer, remarqua Hitler, je les trouve bien plus rabougris que ceux auxquels ils lancent des grains de maïs.

Maria en convint.

— D’ailleurs, nota la jeune femme, ces archers de la pellicule n’ont pas d’argent sur eux ; on les a tellement prévenus qu’ils risquaient de se faire détrousser !

Ils se tenaient enlacés, marchant à pas menus sur les larges dalles fienteuses.

— Braquer une banque serait hasardeux ! repris Adolf. Je ne m’en ressens pas pour tourner un remake de Bonny and Clyde.

Ils envisagèrent différents coups que, tous, ils estimèrent mesquins. Leur conclusion fut que le larcin, sous sa forme classique, n’était qu’un expédient de romanichels. Ils rirent à l’idée de se faire mettre la main au collet comme des chapardeurs de sacs à main.

— Quoi, en fin de compte ? demanda-t-elle.

Il la devinait tendue derrière son air enjoué. Le début d’inquiétude de sa compagne l’excitait. Il mordilla le lobe de son oreille, et la sentit vibrer.

— Avant un quart d’heure, nous aurons trouvé la solution, promit-il.

Elle pensa qu’il plaisantait, mais sa détermination la troubla.

— Il faut obéir à l’instinct, expliqua-t-il.

— C’est-à-dire ?

— Stimuler notre odorat. Pourquoi les porcs et les chiens flairent-ils les truffes en terre ? Parce qu’ils en captent les effluves. Je dois être capable de renifler l’argent. Je te prends un exemple, mon amour : tu vois cette vieille signora qu’on aide à descendre de ce canot-taxi ?

— Tu crois qu’elle en a ?

— Chez elle, à coup sûr. Il s’agit d’une personne de la bonne société : son chapeau de velours noir en témoigne, de même que sa canne en roseau de Malacca, à pommeau d’ivoire.

Ils prirent la direction suivie par la vieillarde. Cette dernière claudiquait bas. Elle était coiffée d’une façon ridicule et portait une épaisse natte blanche, par-dessus son boléro d’astrakan.

Elle n’alla pas loin, s’arrêta devant la porte d’un ancien palais, gravit trois marches et fouilla son réticule. Sa clé s’y trouvait, rattachée au sac par un lacet de cuir. Elle eut du mal à l’engager dans la serrure. Une difficulté encore plus grande à la tourner trois fois car son âge la faisait trembler.

Enlacés, à deux pas d’elle, le couple s’étreignait pour ne pas sembler attendre. La porte céda aux instances de la vieille. Lorsqu’elle entra, ils pénétrèrent à sa suite, sans hâte.

La dame fut davantage surprise qu’alarmée par l’intrusion des jeunes gens.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, affable.

— Vous êtes la signora Salarmi ? questionna Adolf qui venait de lire ce nom sur la plaque de cuivre.

— Nous appartenons à l’Office du recensement, intervint Maria, nous désirons savoir combien de personnes habitent cette maison ?

— J’y suis seule, répondit-elle. À la mort de nos parents, mes frères et moi avons divisé le palais en quatre parties. Celle-ci est la mienne.

— Des domestiques ?

— Une femme de ménage, le matin ; mais cela ne concerne pas vos services, n’est-ce pas ?

— En effet, admit la jeune femme. Pouvons-nous visiter ?

— Bien sûr. Vous désirez commencer par le bas ou par le haut ?

— Le haut ! précisa Hitler.

Ils s’engagèrent dans l’escalier de pierre. La signora le gravissait péniblement, émettant de menues plaintes qu’elle n’arrivait pas à étouffer. Ils la suivaient patiemment.

Quand ils atteignirent le tournant des marches, Hitler murmura :

— Je vais te montrer de quelle manière je m’y prends avec les reliques.

Ils doublèrent la propriétaire.

— Je n’ai plus vos jambes, fit l’hôtesse d’un ton d’excuse. Adolf se retourna.

— Ce n’est pas grave ! assura-t-il.

Il leva la jambe droite jusqu’à ce que son pied fut à la hauteur du thorax de la dame, l’appuya lentement contre son sternum et poussa d’un coup sec. La malheureuse, affolée, chuta en arrière et survola plusieurs degrés avant de s’immobiliser ; au cours de sa trajectoire, elle perdit son dentier, lequel semblait surréaliste, seul dans l’escalier.

Maria contempla la scène d’un regard professionnel.

— Elle est certainement morte ! annonça-t-elle.

— Nous vérifierons en descendant, répondit-il.

Il n’eut pas besoin de chercher pour trouver la chambre à coucher. C’était la plus grande pièce du premier. Une couche pompeuse aux colonnes ventrues et ouvragées, un couvre-lit de satin vert, des bergères XVIIe garnies de soie à fleurs, une quantité de petites tables et bonheurs-du-jour en marqueterie composaient l’ameublement. Les toiles fixées aux murs auraient provoqué les pires cauchemars chez une personne peu familiarisée avec cet univers. Toutes étaient de dimensions compatibles avec des palais et traitaient de sujets cataclysmiques : femmes broyées par d’énormes serpents ; dragons que domptait la crosse irradiante d’un évêque ; cieux intraitables s’ouvrant sur des Maudits mis en charpie. Le plus aimable représentait Adam et Ève chassés du Paradis terrestre par une cohorte de monstres que même Jérôme Bosch n’aurait pu concevoir.

L’Autrichien s’assit sur une chaise, au fond de la pièce, et se prit à la considérer d’un œil incisif. Maria respectait cette sorte de méditation. Parfois, il remaillait de brefs soliloques : « Les tableaux sont trop lourds »… « Le tablier de la cheminée aussi »… « Les cache-pots trop volumineux »…

Elle admirait sa concentration, ce regard lointain qui l’avait émue. Adolf n’était pas beau ; son charme venait d’ailleurs : de l’énergie et de l’intelligence marquant son visage. Il existait chez lui quelque chose « d’habité ». Il troublait et captivait ses interlocutrices.